République

Abolir la monarchie ne fait pas une république  Ajouter une vignette

Marc Chevrier
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Par l'auteur de La République québécoise (Boréal 2012)

Dans le tranquille Empire canadien, les frasques des représentants de Sa Majesté britannique, qui officient dans les onze capitales du pays, suscitent à l’occasion de stridentes exaspérations. La démission surprise de la cosmonaute Julie Payette du poste de Gouverneur générale du Canada le 21 janvier 2021, après le dépôt d’un rapport révélant une gestion chaotique de fonctions pour l’essentiel cérémonielles, a déclenché une vague d’indignation. Journalistes et éditorialistes ont dénoncé la vétusté de l’institution monarchique au Canada, ses coûts faramineux et les privilèges capricieux réservés aux substituts de la Reine du Canada, qui les suivent jusqu’à trépas. Et si l’on en croit les sondages, les Québécois, davantage encore que les autres Canadiens, seraient « écœurés » par la monarchie. Ce nouvel épisode de la chronique monarchique canadienne ne fait pourtant que rejouer un vieux film. En novembre 1996, le comédien et lieutenant-gouverneur Jean-Louis Roux démissionna, après qu’on lui eut reproché l’expression de sympathies néo-fascistes dans sa jeunesse ; l’Assemblée nationale vota même une résolution qui déplora le caractère colonial de l’institution et réclama son abolition, quitte, à défaut d’une telle réforme, à ce que le cabinet fédéral nomme à la tête de l’exécutif québécois une personnalité que l’assemblée aurait « elle-même désignée démocratiquement. » En 2007, les vérificateurs généraux du Canada et du Québec ont documenté d’importantes dépenses irrégulières effectuées par la lieutenante-gouverneure Lise Thibault pendant ses mandats de 1997 à 2007 ; la cheffe formelle de l’exécutif québécois reconnut sa culpabilité criminelle à des accusations de fraude en 2014. Un autre officier de Sa Majesté, Michel Doyon, avait même suscité la controverse lors de sa prise de fonction en 2015 pour avoir soutenu que son rôle, loin d’être symbolique, lui conférait d’énormes pouvoirs, « dont celui de ne pas sanctionner une loi qu’il jugerait anti-démocratique »[1]. En 2020, M. Doyon s’est même permis de critiquer la gestion de la pandémie du COVID faite par le gouvernement Legault, au point d’évoquer le spectre de « Big Brother »[2].    

Le désamour des Québécois vis-à-vis de la monarchie est ancien. Lors des débats sur la formation du Canada en 1865 au parlement du Canada-Uni, les Rouges d’Antoine-Aimé Dorion, qui dirigeaient l’opposition, s’étaient récriés contre le caractère monarchique du nouveau Dominion, contraire à l’esprit républicain et libéral qui déferlait sur l’Europe et les Amériques. En 1934, l’Action libérale nationale, une frange dissidente du parti libéral menée par Paul Gouin, petit-fils du premier ministre Honoré Mercier, avait réclamé « la remise des fonctions et des pouvoirs du Lieutenant-gouverneur entre les mains du Juge en chef de la Cour d’Appel ». Autour de la revue l’Action nationale à la fin des années 1940, des intellectuels comme André Laurendeau soulignèrent l’anomalie canadienne, une monarchie en Amérique, insensible à son devenir républicain. Les premiers indépendantistes québécois brandirent soudain l’idée d’une république laurentienne ou québécoise, mais rapidement, les souverainistes eux-mêmes, sous les auspices du Parti québécois de René Lévesque, étouffèrent l’idée. Or, le premier ministre Daniel Johnson, qui avait publié en 1965 un projet national d’inspiration républicaine, Égalité ou indépendance, eut de la suite dans les idées une fois parvenu au pouvoir. En juillet 1968, ses hauts fonctionnaires déposèrent à un comité intergouvernemental un document qui proposait que le Canada devienne une République, et que le Québec lui-même en devienne une au sein de l’union canadienne. Une crise cardiaque emporta Johnson deux mois après le dépôt de cette proposition audacieuse, qu’aucun parti politique québécois n’a reprise par la suite. En fait, lorsqu’ils abordent le régime politique dans leur programme, les partis évoquent tout au plus l’abolition de la monarchie ou du poste de lieutenant-gouverneur comme l’a fait la Coalition Avenir Québec (CAQ) dans son programme « nationaliste » de 2015. Le Parti Québécois a certes réintroduit l’idée d’une République du Québec indépendante dans son programme, mais le concept est resté étranger à son discours, borné à l’abolition de la monarchie canadienne. Québec Solidaire a bien réclamé l’abolition du serment d’allégeance au Souverain exigé des députés québécois, mais sans vraiment faire de la république une idée directrice de son programme politique. Quant au parti libéral du Québec, un tantinet républicain à l’époque de Télesphore-Damien Bouchard, adversaire de Duplessis, il s’est plutôt gardé de toute velléité républicaine déclarée, bien que l’ex-ministre des Relations intergouvernementales, Benoit Pelletier, ait déjà suggéré de moderniser la fonction de lieutenant-gouverneur, au lieu de l’abolir[3]. En fait, les partis politiques au Québec ravalent la question du régime politique, république ou monarchie, que ce soit pour le Québec ou pour le Canada, à un bibelot d’inanité sonore. Tout au plus préconisent-ils l’abolition du poste de lieutenant-gouverneur ou du serment d’allégeance comme si, par enchantement, une fois ce reliquat « impérial » remisé, le Québec serait enfin soulagé de la monarchie.

Mais c’est là une pensée à courte vue, qui révèle une certaine méconnaissance du régime constitutionnel canadien. C’est comme si on s’imaginait que par une branche coupée, on fait tomber l’arbre, ou que par un poste surnuméraire supprimé dans une entreprise sans rien changer à sa structure, on précipite la liquidation de l’organisation. Même si, par extraordinaire, on abolissait le poste de lieutenant-gouverneur, le Québec serait encore prisonnier de la monarchie à la canadienne ; même le serment d’allégeance ôté sans rien changer au reste conserverait cette institution. On ne comprend guère le fait que la monarchie, si inactive qu’elle paraisse, fournit néanmoins le logiciel par lequel sont organisés les pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, ainsi que les rapports entre les gouvernants et les gouvernés. La culture monarchique du pouvoir s’est enracinée profondément au Canada, y compris au Québec ; on a transféré à des monarques élus, les premiers ministres, les vieilles prérogatives régaliennes, si bien que l’exercice du pouvoir paraît le privilège d’un exécutif concentrant quasiment la souveraineté, et non comme un service que les titulaires de charges précaires rendent à un peuple souverain. En réalité, l’État au Canada est pensé comme une Couronne jouissant d’impérissables propriétés, qui survit aux viles vicissitudes de la démocratie.

Illustrons comment l’abolition de la monarchie ne peut mener qu’à la fondation d’une république. Abolissons le lieutenant-gouverneur (en supposant l’aval d’une réforme constitutionnelle réussie). Mais qui nommera le premier ministre et son gouvernement, qui confirmera le déclenchement des élections et la convocation du parlement, qui signera les décrets du gouvernement ? Dans le système monarchique canadien, le pouvoir législatif inclut la souveraine britannique ou son représentant. C’est vrai à Ottawa, où le parlement, aux termes de la constitution, est constitué de la Reine et de deux chambres, et à Québec, où il réunit le lieutenant-gouverneur et l’Assemblée nationale. Autrement dit, l’abolition de la monarchie conduit à repenser le pouvoir législatif, qui devra être mieux séparé de l’exécutif. En théorie, le président de l’Assemblée nationale pourrait reprendre certaines prérogatives du lieutenant-gouverneur, mais cette solution, techniquement faisable, ne règlerait que partiellement le problème. Mieux vaut les confier à un président démocratiquement désigné qui, sur le modèle des républiques parlementaires en Europe, confie au premier ministre le gouvernement tout en exerçant sur les institutions une vigilance utile. Ce qui pose la question de la formation de l’exécutif, qui actuellement est une créature du souverain, sans nécessiter une approbation préalable du pouvoir législatif. Dans un régime devenu républicain, il serait opportun que le choix du premier ministre désigné par le président et de l’équipe gouvernementale fasse l’objet d’un vote d’investiture ou d’une confirmation parlementaire. Selon la constitution actuelle, l’Assemblée nationale ne peut adopter de loi qui affecte le revenu public ou crée une taxe ou un impôt sans avoir reçu au préalable la recommandation du lieutenant-gouverneur, qui est d’ordinaire exprimée par le ministre responsable en chambre. À Ottawa encore prévaut aussi le principe que toute disposition législative qui affecte les prérogatives, les revenus héréditaires, les biens ou les intérêts de la Couronne nécessite le consentement royal, dont l’expression revient au gouverneur général à titre de représentant du souverain; sans ce consentement, transmis par le ministre responsable, on ne peut procéder à l’étude du projet de loi. Par ailleurs, même les tribunaux entretiennent au Canada une vision passablement monarchique de leur office ; sur la base du principe que la couronne est une fontaine de justice, ceux-ci ont rehaussé leur rôle. Aujourd’hui encore, c’est au nom de cette couronne, et non de la collectivité des citoyens, que les actions en justice de l’État sont engagées. En réalité, figurée sur le papier monnaie, dressée en statue dans les places publiques et baptisant du nom de ses souverains des rues, des boulevards et des lieux insignes, la Couronne est partout, éclipsant un peuple sans histoire et sans exploit propre dans l’imaginaire social. 

L’éducation forme un autre domaine où l’esprit monarchique s’est curieusement ancré dans les esprits. On ignore que plusieurs établissements d’enseignement postsecondaire au Québec doivent leur existence à un vieux principe monarchique du droit britannique, en vertu duquel le souverain jouit de la prérogative d’instituer, par sa seule volonté imprimée dans des lettres patentes portant le sceau royal, des maisons d’enseignement supérieur et de leur conférer le statut de personne morale[4]. C’est grâce à des lettres patentes portant le sceau du lieutenant-gouverneur et prises au nom de Sa Majesté que les cégeps et les constituantes de l’Université du Québec ont vu le jour. Il faudra penser à une autre façon de créer des maisons de haut savoir, si l’on est sérieux dans la volonté de sortir de la monarchie. Celle-ci a réussi d’ailleurs à se mousser auprès des mondes de l’enseignement et des arts par la distribution d’honneurs. D’où les prix du Gouverneur général et les médailles du lieutenant-gouverneur que l’on s’arrache encore. Une Société royale du Canada, créée par une charte de Sa Majesté en 1883, tient lieu d’académie des sciences au pays (et le Québec n’a toujours pas créé la sienne) et se glorifie d’ouvrir des « chapitres » dans les universités québécoises (un autre malencontreux anglicisme introduit inconsidérément dans la langue).

La monarchie constitutionnelle a aussi contribué à préserver la souveraineté parlementaire contre la tentation d’affirmer la souveraineté populaire. Le peuple, au Canada, n’est pas un corps politique souverain ; on le consulte parfois par référendum, et les électeurs, certes, décident de la composition des chambres élues, et par ricochet, du parti gouvernemental. La constitution au Canada, encore sans version française officielle exceptée la loi issue de la réforme de 1982, est le sous-produit essentiellement de conclaves politique et juridique, où le peuple n’a eu aucune part. Un esprit républicain de la démocratie au Québec exigerait que sa population se prononce par référendum sur un projet de constitution d’une République québécoise. Par ce moyen parlerait un peuple souverain.

Ce qui pose la question de la mise en œuvre de l’idée de république, s’il s’agit d’aller au-delà des habituelles incantations. Se défaire de la monarchie implique une lourde réforme constitutionnelle, soumise à la règle de l’unanimité, une entreprise qui paraît compliquée et périlleuse au vu des échecs des tentatives de réforme constitutionnelle survenues entre 1987 et 1992. Cependant, le Québec risque tôt ou tard d’être entraîné dans le débat constitutionnel. L’Alberta est toujours pressée de tenir un référendum sur la péréquation, dans le but avoué de rouvrir la constitution. La mort ou l’abdication prévisible d’Elizabeth II, puis l’accession au trône d’un Charles III, pourraient précipiter plusieurs royaumes outremer du monarque anglais vers la République. Certains croient même qu’un changement de monarque obligerait nos parlementaires à prêter serment à nouveau au souverain fraîchement couronné, voire à subir l’épreuve d’élections anticipées. Au lieu de se condamner à l’attentisme, le Québec peut prendre les devants et ainsi proposer au référendum son passage au statut de république fédérée ; un référendum gagnant enclencherait une obligation de négocier de bonne foi l’avenue ainsi approuvée. Rien n’empêche qu’un tel référendum soit tenu simultanément des élections générales. Selon le juriste André Binette, l’Assemblée nationale peut même lancer cette réforme en adoptant, tout simplement, une résolution de modification constitutionnelle. Le Québec pourrait aussi inscrire dans la partie V de la Loi constitutionnelle de 1867 relative à sa constitution interne son désir de former une république dans l’union canadienne, sitôt fini le règne de la souveraine.

Il n’y a rien d’incongru à ce qu’un état fédéré devienne république. Les cantons de Genève, de Neuchâtel et du Jura se déclarent tels, comme la Bavière, en Allemagne. Aux États-Unis, le régime républicain s’impose aux états. Ils ont proclamé leur indépendance en 1776, sous le titre d’État « libre » ou de « Commonwealth », d’autres façons de dire la république en anglais. Les Américains ont formé une fédération en 1787 en reprenant de Montesquieu l’idée de république fédérative, qui est une association de républiques possédant des organes communs. Au vrai, l’idée de république n’est pas plus fédéraliste qu’elle n’est indépendantiste. C’est une idée universelle, à laquelle nos élites au Québec ont tourné le dos depuis l’échec politique des Patriotes. Selon le mot d’ordre d’Étienne Parent, beaucoup se sont convaincus que le destin du Canada français réside dans l’amélioration de sa vie ordinaire par l’éducation, l’industrie et la ferveur missionnaire ; laissons aux grands peuples les grandes questions. Nous verrons si le Québec échappera au sort jeté par Étienne Parent. Ou bien il s’affirme comme collectivité libre qui possède sa « chose publique » propre et s’érige donc en république, au sein ou en dehors du Canada ; ou bien il laisse celui-ci couronner son chartisme et son multiculturalisme triomphants du trophée de la République canadienne.


[1] Jocelyne Richer, « Pouvoirs du Lieutenant-gouverneur : le PQ contredit J.Michel Doyon », La Presse, 29 septembre 2015.

[2] Caroline Plante, « La COVID-19, un danger pour la démocratie, avertit le lieutenant-gouverneur J.Michel Doyon », Le Soleil, 22 avril 2020.

[3] Marco Bélair-Cirino, « Moderniser ou abolir la fonction ? », Le Devoir, 26 septembre 2015.

[4] Voir cet ancien traité de droit anglais, Guy Miege, The new state of England under Their Majesties K. William and Q. Mary, H.C. Londres, 1691, p. 110.

 

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Anatomie d'une certaine chute  Ajouter une vignette

Marc Chevrier
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Le cinéma demeure un outil privilégié pour propager par des procédés subtils des visions du monde et des normes sociales sous couvert d’une œuvre offerte comme divertissement. L'Anatomie d’une chute, qui a remporté la Palme d’or à Cannes en 2023, puis l’Oscar du meilleur scénario en 2024, nous fournit un bon exemple de cette fine propagande sociologique.

Nous vivons dans un monde où la propagande gouverne les esprits, même dans les démocraties les plus acquises au débat. La propagande prend diverses formes, qui ne se réduisent pas toutes à sa version verticale, qui exalte une idéologie officielle au bénéfice d’un dirigeant omnipotent. Outre cette propagande politique, le penseur et critique de technique Jacques Ellul distinguait également la propagande sociologique, qui agit de manière oblique, « en douceur », par imprégnation, en diffusant des idées et des modèles de comportement humain montrés comme désirables, plausibles, dignes de reconnaissance[1]. Cette forme de propagande, plus répandue dans les démocraties et récupérée largement par les forces économiques, emprunte des véhicules tels que la publicité commerciale, l’éducation, les relations publiques, et connaît aujourd’hui un rayonnement démultiplié par les médias dits sociaux et les plateformes numériques. En revanche, le cinéma demeure un outil privilégié pour propager par des procédés subtils des visions du monde et des normes sociales sous couvert d’une œuvre offerte comme divertissement à un vaste public. Et cela est vrai non seulement du cinéma hollywoodien qui mousse en masse le american way of life stylisé par des acteurs vedettes mais aussi du cinéma d’auteur, plus « artistique » et réputé plus libre à l’égard des conventions sociales. Un film récent, qui a remporté la Palme d’or à Cannes en 2023, puis l’Oscar du meilleur scénario en 2024, nous fournit un bon exemple de fine propagande sociologique, soit le long métrage Anatomie d’une chute, réalisé par Justine Triet, à partir d’un scénario qu’elle a co-écrit avec Arthur Harari.

Anatomie d’un suspense judiciaire et conjugal
Le film plonge le spectateur dans un drame judiciaire, où la vie intime d’un couple est déballée au fur et à mesure que progressent l’enquête policière et le procès qui met en cause une écrivaine, Sandra Voyter (jouée par Sandra Hüller), accusée du meurtre de son mari, Samuel Maleski (interprété par Samuel Theis). Ce couple a un fils d’environ onze ans, Daniel, devenu aveugle depuis un accident survenu à l’âge de quatre ans, et qui joue du piano malgré son handicap, notamment la pièce célèbre du compositeur Isaac Albéniz, Asturias (Leyenda), dont la pulsation frénétique vient plusieurs fois hanter le film. C’est l’enfant qui, revenu d’une promenade avec son chien guide Snoop, découvre le corps inanimé de son père, tombé vraisemblablement du haut de la maison campagnarde où vivait la petite famille dans un coin retiré non loin de Grenoble. Le père est étendu de tout son long, le visage tourné vers le ciel et les poings fermés, la tête marquée d’une plaie sanguinolente qu’un objet contondant aurait créée. Tout le film tourne autour du sens de cette chute : est-ce un accident, un suicide ou un meurtre ? Est-il tombé de la fenêtre du grenier ou du balcon de l’étage d’en dessous ?

Une enquête est diligentée pour connaître la cause du décès. Les soupçons de la police pèsent vite sur l’épouse, en raison de son emploi du temps (elle était seule avec son mari lors du drame), d’un bleu au bras suggérant une lutte, et de ses déclarations contradictoires et incomplètes qui rendent concevable la possibilité d’un meurtre commis après une dispute conjugale survenue la veille et dont la conversation avait été enregistrée sur une clé USB par le défunt à l’insu de sa femme et dont le contenu a été révélé lors des audiences devant le tribunal d’assises qui doit juger Sandra. Les experts qui témoignent à la barre établissent que par le fait des blessures que le corps du défunt a subies, la thèse d’une chute provoquée à la suite d’un coup porté à la tête est plus probable que celle d’un suicide, que le mari aurait commis en se jetant du haut des combles où il avait l’habitude de se réfugier pour faire des rénovations auxquelles il s’appliquait méticuleusement. Or ces expertises laissent quand même subsister un doute, d’autant plus que d’autres révélations faites au procès pourraient accréditer la thèse du suicide, en raison de la culpabilité que le père aurait ressentie à l’égard de l’accident de son fils et de frustrations professionnelles, comme son incapacité à devenir écrivain, alors que sa femme avait connu le succès littéraire par ses romans. Sandra soutient même au procès, mais sans fournir de preuve autre que son témoignage, que son mari avait tenté quelques mois avant le drame de se suicider par ingestion d’aspirine, après avoir arrêté de prendre des antidépresseurs. Bref, le film est ainsi construit qu’on se met tantôt à soupçonner Sandra, tantôt à expliquer la chute par un suicide, sans jamais pouvoir trancher définitivement. Placé en étau entre son père disparu et sa mère ombrageuse et distante, le fils Daniel jouera un rôle clé dans le dénouement du procès, après avoir changé à plusieurs reprises sa version des faits, pour protéger sa mère.

La disparition de la langue maternelle
Si l’on considère le film à un premier niveau de lecture, on voit se dérouler un suspense policier et judiciaire, qui se transforme en affaire de mœurs, où les relations conjugales entre un homme et une femme révèlent peu à peu leurs tensions, leurs récriminations à demi tues et leur ambiguïté. Cependant, à un autre degré de lecture, on découvre un fait sociologiquement curieux, la langue du couple est l’anglais, alors qu’il s’agit d’un film français. Ce qui fait que le film Anatomie d’une chute se débobine en grande partie en anglais.

D’ailleurs, le film commence par une scène d’entrevue entre Sandra et une étudiante en littérature (Zoé) venue l’interroger à son domicile alpin sur son œuvre. L’entretien a lieu en anglais, sur fond de musique stridente et oppressante (celle d’un groupe Funk allemand [Bacao Rhythm & Steel Band]), devenue en fait tellement forte que l’écrivaine, qui savourait un verre de vin et avait expliqué à l’étudiante en lettres que c’était son mari qui avait l’habitude de faire jouer de la musique à tue-tête pendant ses travaux manuels, a dû mettre fin à l’entrevue. (Au procès, on suggère que son mari avait fait jouer cette musique assourdissante par jalousie.) Or, le malaise qui se crée entre l’écrivaine et l’étudiante et qui se communique au spectateur — sans doute conformément à la trame tracée par les scénaristes du film — se prolonge bien au-delà de cette entrevue apéritive et abrégée. On découvre que Sandra, d’origine allemande, parle en anglais à la maison, ainsi qu’à son avocat engagé pour la défendre, Vincent Renzi, en fait une ancienne flamme de jeunesse.

Cette circonstance à peine expliquée au début du film s’éclaire en partie lorsqu’à l’audience, on fait entendre la dispute entre Sandra et Samuel ; elle se déroule entièrement en anglais. On apprend ainsi que Samuel et Sandra ont vécu à Londres, où Samuel, un Français, s’était expatrié pour enseigner dans une institution de la capitale britannique. La question même de la langue du couple est du reste posée sans ambages dans la conversation enregistrée. Samuel s’est plaint de l’anormalité de sa situation linguistique, il parle en anglais à sa femme alors que tous les deux résident en France. L’écrivaine lui rétorque que l’anglais non plus n’est pas sa langue maternelle et que lors de leur séjour au Royaume-Uni, ils ont trouvé un terrain d’entente pour converser dans une langue tierce qui n’est la langue maternelle d’aucun des deux.

Sandra ne dit presque rien de sa langue maternelle, si ce n’est qu’elle produit de temps à autre des traductions pour des éditeurs allemands. L’allemand semble totalement absent de sa vie familiale. Ses œuvres ont connu des succès d’édition, mais le film n’aborde pas la question de la langue originale de ses écrits. De même, on ne sait trop dans quelle langue Samuel, un écrivain frustré, aspirait à écrire. Pendant la dispute, il reproche à sa femme de lui avoir volé une idée de fiction qu’il avait conçue et dont Sandra aurait fait son miel pour publier un roman dont le mérite a rejailli sur elle seule. Dans cette dynamique familiale où la langue semble un champ de bataille où s’affrontent deux belligérants aux ambitions littéraires inégalement réalisées, seul le jeune Daniel, que la perte de son père laisse inconsolable, parle une langue autre, le français, une langue paternelle que le père s’est refusée à lui-même vis-à-vis de sa femme, quand bien même ils vivraient en France.

La question de la langue de Sandra s’est posée à nouveau dans le film dans ses démêlés judiciaires. Son avocat Vincent lui explique qu’elle devra faire face à l’épreuve d’un procès devant jury, qui se déroulera en français, insiste-t-il, en laissant entendre que le français judiciaire s’imposera au détriment de l’accusée, qui devra s'exposer à une langue qu’elle dit mal maîtriser. Mais il n’empêche que Sandra, s’adressant au tribunal, parviendra à parler directement en anglais, comme si la justice française devait se plier à la langue choisie par l’accusée, qui reste de marbre devant les questions incisives que lui pose le procureur de l’État. Sans crier gare, la réalisatrice Justine Triet présente comme une évolution naturelle et logique le bilinguisme de la justice française, qui s’adapte à l’anglais d’une étrangère résidente et membre de l’Union européenne. De toute évidence, le film est conçu pour plaire à des Américains : il leur fait savoir que ce film européen, typically french, « très français » affirme Triet[2], ne les embêtera pas trop avec des langues qu’ils ne comprennent pas.

Si le film dirige l’attention du spectateur vers la solution d’une intrigue policière — Sandra est-elle coupable ou non ? —, il met aussi en scène, en toile de fond, la disparation de la langue, en tant que fait maternel. On le voit tout d’abord chez le mari, Samuel, qui visiblement souffre de ne pouvoir parler sa langue maternelle dans sa relation avec Sandra et qui a fait le sacrifice d’un bon emploi à Londres pour retourner dans son pays, en espérant se faire une nouvelle situation et se faire pardonner ce qu’il ressent comme une négligence de sa part, soit le fait de n’avoir pu prévenir l’accident qui avait frappé son jeune fils et endommagé sa vision. Et puis, Sandra refoule de même sa langue maternelle : elle n’utilise l’allemand ni avec son mari ni avec son fils et, bien loin d’être mal à l’aise dans l’usage de l’anglais, elle le parle avec force et naturel. On se demande même si ce n’est pas la langue dans laquelle elle écrit. C’est dans cette langue qu’elle renoue avec Vincent, qui vole à son secours comme avocat affecté à sa défense, qui semble timidement espérer en vain un retour de flamme, alors que le film révèle la bisexualité de Sandra, qui avait commis plusieurs infidélités féminines qu’elle a avouées lors de sa dispute. Dans ce film, la langue cesse d’être maternelle, la transmission maternelle de la langue bute sur les choix individuels de deux conjoints qui se cabrent l’un contre l’autre au point que la communion des sentiments passe par une langue tierce.

Pourtant, encore aujourd’hui, on tient pour une supposition anthropologiquement fondée que la langue connaît le plus souvent une transmission maternelle. L’expression « langue maternelle » est toujours usitée comme un indicateur d’analyse démolinguistique. Des pays célèbrent même l’idée de langue maternelle, tel que le Canada, dont le parlement fédéral qui a voté une loi pour désigner le 21 février comme jour international de la langue maternelle, belle façon de diluer le français sans cesse plus minoritaire dans un maelstrom de langues, autochtones et immigrantes, sans compter l’anglais conquérant[3]. Cependant, l’horizon du long métrage Anatomie d’une chute demeure européen. L’éclipse de la langue maternelle, que le film annonce inopinément comme un fait banal, semble se conjuguer à notre époque avec l’accession au pouvoir suprême de puissantes figures féminines, qui ont fait de l’anglais l’instrument de leur ascension. Pensons à l’Allemande Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, et à la Française Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne à Frankfort, qui utilisent presque exclusivement ou uniquement l’anglais dans leurs communications publiques.

La loi et la clairvoyance au temps du pouvoir féminin
Ce qui nous conduit à un autre enjeu implicite du film, le pouvoir féminin. Il est notable que le père et le fils dans cette histoire portent des noms bibliques. Samuel, dans son sens hébraïque, signifie « Le Nom de Dieu » ou « le Nom (de Dieu) est El » selon la Bible de Jérusalem. Samuel incarnait ce qu’on appelait chez les Hébreux divisés en tribus dans le pays de Canaan, un juge, soit un libérateur charismatique qui délivre son peuple de l’oppression étrangère par sa justice, sa vaillance et sa sagesse. Samuel en particulier est doué de la capacité d’identifier parmi le peuple celui que Yahvé a reconnu pour être roi d’Israël, ce que fit le juge Samuel pour Saül et David, en sacrant chacun d’une onction d’huile. Il organisa même un tirage au sort entre les tribus pour confirmer la royauté de Saül et rédigea le pacte unissant le roi à son peuple. En somme, Samuel exerçait le pouvoir constitutionnel suprême, celui de fonder une monarchie — sans être lui-même titulaire de la royauté. Quant à Daniel, il figure parmi les grands prophètes d’Israël selon l’Ancien Testament. Son nom est dérivé de l’hébreu Dâniyyé’l, qui veut dire « Dieu a rendu justice », selon le Robert encyclopédique des noms propres. Pendant sa captivité à Babylone où Daniel est conduit pour recevoir une éducation poussée et entrer dans la cour du roi Nabuchodonosor, le serviteur montra des dons exceptionnels, dont celui d’interpréter les songes du roi ou de faire lui-même des rêves et des prophéties apocalyptiques sur la succession des empires à venir. Cependant, Daniel refusa de diviniser le roi Darius, si bien que, selon le récit biblique, le prophète est jeté dans la fosse aux lions, mais sa foi et sa fidélité au vrai Dieu le préservent de toute morsure.

Dans l’Anatomie d’une chute, la fonction législatrice de l’homme est anéantie. Le Samuel du film apparaît pour la première fois comme un cadavre renversé dans la neige iséroise, dont la tête baigne dans une auréole de sang. Peu importe que sa chute ait été causée par son suicide ou l’agression de sa femme, Samuel figure l’homme faible, qui n’a pas trouvé sa voie, frustré dans ses ambitions, rongé par l’angoisse d’avoir failli à son rôle protecteur de père et tenaillé par l’insatisfaction d’un mari qui ne sent plus le désir de sa femme. S’il existe une loi dans ce couple   dont les époux font chambre à part, c’est une loi négociée âprement entre eux, à l’avantage, le plus souvent, de la femme — c’est du moins ce que Samuel laisse entendre dans l’enregistrement furtif révélé au procès. Cet enregistrement fait retentir, après les reproches que Samuel et Sandra se font mutuellement, des coups violents, sans que l’on sache qui les porte, qui les reçoit. Cette loi négociée aboutit à un chaos sentimental, au fracas indiscernable.

Quant aux dons visionnaires du fils, ils apparaissent limités. Il devient néanmoins, en dépit de sa malvoyance, un des témoins clés du procès, en raison de sa proximité avec ses parents et des lieux de l’incident. Mais sa mémoire, confrontée à des tests de l’enquête policière, se révèle incohérente et imprécise, à telle enseigne que Daniel a changé plusieurs fois sa version des faits. À la fin du film, cependant, les co-scénaristes semblent prêter à Daniel une capacité soudaine d’affabulation ou de ressouvenir, ainsi que d’ingéniosité, déterminante dans l’issue du procès. Outre le père et le fils, les autres personnages masculins dans le film se présentent sous un jour défavorable : prétentieux, « retors » et discourtois comme le procureur de la République (au crâne rasé), ou un peu terne et malléable, comme Vincent, à propos duquel on apprend qu’il n’avait pas vraiment gagné de causes avant le procès de Sandra. Vincent incarne un double de Samuel, aux dires mêmes de la cinéaste Justine Triet.

Si la loi et la clairvoyance échappent aux hommes, c’est que le film les attribue aux femmes. Le procès devant jury est présidé par une juge dont le rôle n’est pas qu’arbitral. Elle prit deux décisions qui vont changer totalement le cours du procès. La première est d’autoriser le fils et la mère à cohabiter dans leur maison pendant la durée du procès, même si le premier est témoin, et la mère, accusée. Pour garantir que la mère n’essaie pas d’influencer ou de manipuler son fils pendant leur cohabitation, une tutrice, Marge, sera nommée pour demeurer avec eux et surveiller leurs rapports mutuels. On verra Daniel développer une certaine complicité avec cette tutrice, au point qu’il lui exprimera son désir de voir sa mère quitter la maison lors des jours précédant son témoignage final. L’autre décision capitale est d’autoriser Daniel à assister au procès, y compris à l’écoute de l’enregistrement de la dispute qui déchira ses parents la veille de la chute mortelle.

Le déroulement du procès dévoile aussi clairement la nouvelle éthique du rapport entre les sexes qui doit désormais prévaloir. L’étudiante en lettres qui avait tenté une entrevue avec Sandra peu avant l’incident insiste, au moment d’être interrogée par le procureur de la République, pour se faire appeler « Madame », ne souffrant guère qu’on la désigne par la mention de son état civil. Le film, en accord avec les diverses théories féministes aujourd’hui courantes dans l’enseignement supérieur, montre l’intrication du privé et du public, de l’intime et du légal, ce qu’illustrerait un procès criminel mettant à nu la vie conjugale d’un couple peut-être mal assorti, où se déploieraient, selon ces théories, d’inévitables « relations de pouvoir ».  

Or, c’est dans l’exécution même des décisions de la juge au procès que réside le vrai pouvoir. La tutrice Marge jouera un rôle crucial dans la marche du procès ; c’est elle qui tiendra le discours décisif relativement à la recevabilité et à l’appréciation de témoignages contradictoires et tous plausibles. Daniel est le dernier témoin attendu à la barre, après le visionnement de l’enregistrement qui change entièrement la dynamique du procès. Seul avec Marge pendant la fin de semaine avant son témoignage, il administre une grande quantité d’aspirine à son chien Snoop pour voir sa réaction ; l’animal tombe dans un état comateux qui ressemble à celui dans lequel il était apparu, quelques mois plus tôt, mal portant et dégageant une odeur de vomissure. Ce qui rendrait plausible l’idée que son chien ait à ce moment ingurgité les régurgitations médicamenteuses de son père qui aurait alors tenté de s’intoxiquer, comme l’avait soutenu Sandra au procès. Son chien revenant à la vie, Daniel dit à la tutrice son désarroi, ne sachant plus que croire, entre la version de sa mère — qui se disculpe de la mort de son mari, qui aurait commis l’irréparable en se jetant de désespoir du haut du grenier après une tentative ratée de suicide survenue quelques mois plus tôt —, et la version du parquet, un meurtre qu’étayent les expertises et certains faits concordants. Cédant aux demandes implorantes de Daniel, Marge lui répond que dans l’incertitude, il appartient à chacun de décider ce qui lui semble vrai, de se déterminer en fonction de la version des faits que l’on peut le mieux s’expliquer.

Or, le jour attendu de son témoignage, Daniel déclare se souvenir d’une conversation qu’il avait déjà eue en voiture avec son père après une visite chez le vétérinaire au sujet de Snoop quelque temps avant la mort de Samuel. Celui-ci, sur un ton rassurant, lui a dit qu’il devait s’habituer à l’idée que son animal de compagnie, vieillissant, ne sera pas éternel, qu’il devra un jour disparaître et que lui, Daniel, devra continuer à vivre. Était-ce une histoire inventée de toute pièce ou le reflux tardif d’un souvenir véridique et enfoui qu’un enfant livre innocemment au jugement des adultes ? Le film ne le dit pas.

Cependant, ce témoignage, à lui seul, accrédite la thèse du suicide, comme si le père avait voulu préparer son fils à cette éventualité. Celui-ci déclare même comprendre le suicide de son père, mais guère le meurtre qu’aurait perpétré sa mère. Tel est donc le « songe » final de Daniel, jeté dans une fosse aux lionnes judiciaire. Sandra est donc innocentée par les jurés (que la caméra n’avait pas montrés). Elle et son avocat vont ensuite dîner pour célébrer la victoire. Sandra n’affiche ni jubilation ni grand soulagement ; elle lui confie ne pas sentir la « récompense » qui devrait accompagner d’ordinaire un acquittement ; on ne sait si c’est en raison des remords d’une criminelle dissimulant son jeu ou de la confusion qui s’empare d’une innocente qui doit accepter le suicide de son mari. Elle ira retrouver son fils dans la maison que la tutrice a quittée ; son fils dit avoir craint le retour de Sandra, qui lui répond avoir nourri une même peur. Ils se font l’accolade, mais sans s’attarder. Sandra dormira seule, avec Snoop allongé à ses côtés.

Certains prétendent que l’Occident libéral se dirige de plus en plus vers des formes matriarcales, ou du moins matrilinéaires de sociétés. On pourra bien sûr avoir à ce sujet d’interminables discussions. Ce que nous enseigne Anatomie d’une chute, c’est que dans des sociétés où se recomposent les relations entre les sexes, où la transmission de la langue n’est plus automatiquement maternelle, où les femmes prennent une part grandissante, sinon prépondérante, dans la fabrique de la loi, les hommes continueront certes à vaquer à leurs affaires, quoique sous l’empire de certaines présomptions. Comme celle que dans l’incertitude d’une situation conjugale, il vaut mieux présumer, vu la relativité de toutes choses, la défaillance du père que la malice de la mère.


[1] Voir à ce sujet Patrick Chastenet « Jacques Ellul et la propagande », Cahiers de psychologie politique, (38), 2021. https://doi.org/https://doi.org/10.34745/numerev_1398                 

[2] Voir l’entrevue avec Justine Triet, Distribution le Pacte, https://le-pacte.com/storage/uploads/7b2f79c5-da03-4e29-88af-0cb358cb5425/DP---ANATOMIE-D%27UNE-CHUTE.pdf .

[3] Loi sur la Journée internationale de la langue maternelle, L.C. 2023, ch. 5 (parlement du Dominion canadien).

Abolir le serment d'allégeance dans un empire

Couper un ruban de soie de l’Empire  Ajouter une vignette

Marc Chevrier
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À propos du serment d’allégeance au roi d’Angleterre par les membres de l’Assemblée nationale du Québec

L’ancien Lord Chancellor britannique, Richard Haldane, qui donna une conférence à Montréal en 1913 et que les juristes connaissent par sa contribution à la jurisprudence du Conseil privé relative au Canada, disait que l’Empire britannique tenait grâce à des rubans de soie faisant peu de frictions. L’un des rubans qui ont enfermé des peuples divers dans ce vaste ensemble est le recours au serment d’allégeance. Depuis que l’humanité se gouverne par des princes ou des élus, elle a cherché, dans l’Occident christianisé du moins, à se garantir la fidélité des gouvernants et des gouvernés par le serment à une puissance ou une entité supérieure. Dans les îles britanniques, l’empire du roi s’est construit en exigeant de ses vassaux qu’ils lui prêtent allégeance ; avec la réforme protestante, le serment d’allégeance s’est doublé de tests religieux, qui ont longtemps exclu les catholiques et d’autres minorités de la jouissance des droits civiques.

Cependant, le Royaume-Uni a quand même maintenu le serment d’allégeance, toujours exigé de ses députés, et même des parlementaires écossais et gallois dans leurs assemblées nationales respectives. Ce serment sert de test de docilité, par lequel le pouvoir central certifie la bonne disposition à son égard des élites issues des nations conquises ou annexées à travers l’histoire. De plus, dans un pays où les élites ont toujours écarté l’idée de se conformer à une véritable constitution démocratique conçue sur le modèle américain ou français, le serment s’est avéré un moyen utile de donner une consistance à l’autorité publique, qui jaillirait des serments individuels à la personne du souverain qui sont renouvelés périodiquement, notamment aux élections.

Le Canada s’est construit comme puissance publique de la même manière. S’il a tôt éliminé les tests religieux imposés aux catholiques après la Conquête, le serment d’allégeance au souverain impérial a été maintenu dans tous les régimes antérieurs à 1867. La constitution de 1867 a étendu ce serment aux parlementaires canadiens et à ceux des assemblées provinciales. Il prévoit même le libellé de ce serment, qui calque celui que le parlement britannique avait fixé en 1866, sans en reprendre les pénalités qui lui étaient attachées pour non-observance. Bon gré mal gré, les élus de l’Assemblée législative du Québec (devenue Assemblée nationale en 1968), se sont pliés à l’exigence du serment préalable, qui leur ouvrait les portes du pouvoir, au sein d’un petit État provincial qui se rêvait en Couronne. On a vu quelques contestations de ce serment, notamment avec l’élection de députés du parti québécois dans les années 1970, mais rien de pareil à la fronde à laquelle nous venons d’assister après les élections québécoises de septembre 2022, depuis que les élus du parti québécois, rejoints par ceux de Québec solidaire, ont clamé leur refus de prêter ce serment, jugé par eux comme un odieux reliquat de domination coloniale et un reniement de l’autre serment qu’ils doivent également prêter en vertu d’une loi de l’Assemblée nationale au peuple et à la constitution du Québec.

Depuis ce mouvement de fronde, qui évoque celle des députés nord-irlandais du Sinn-Fein à Westminster, on s’interroge sur la nature du serment d’allégeance exigé par l’article 128 de la Loi constitutionnelle de 1867. Certains opinent qu’on peut y passer outre, par un arrangement dont l’Assemblée nationale est la seule juge, d’autres persistent à y voir une obligation impérative, à laquelle nul aspirant député ne peut se soustraire, sous peine qu’on lui refuse ses privilèges parlementaires.

Dans ce débat, un point mérite d’être soulevé. Depuis 1867, on a accoutumé au Québec d’administrer le serment d’allégeance au souverain en français, alors que le texte ne connaît qu’une version anglaise officielle. De deux choses l’une. Ou bien, si l’on prend le parti que ce serment est impératif en vertu du droit constitutionnel, toutes ces prestations de serment en français sont invalides, par entorse à la lettre anglaise du serment. Ou bien on estime que cette traduction française imposée par la pratique forme une adaptation légitime et juridiquement recevable du serment en anglais. Si l’on choisit la deuxième option, qui semble la plus raisonnable, comment expliquer alors ce pouvoir d’adaptation que les officiers et les députés de l’Assemblée nationale se sont donné ?

Jusqu’ici, les avis exprimés sur le serment d’allégeance se cantonnent dans une perspective très légaliste. À leurs dires, ce serment ne peut être modifié que par un amendement constitutionnel ou une loi ordinaire. Mais ils oublient un point fondamental : le caractère coutumier du droit parlementaire, et même du droit politique qui, au Canada comme au Royaume-Uni, demeure largement gouverné par des conventions non écrites. Ils ignorent aussi l’Acte de Québec de 1774, par lequel le législateur impérial reconnut que la population canadienne possédait des coutumes assez fortes pour neutraliser les ordonnances des gouverneurs coloniaux et pour constituer un système de lois propres à fonder ses droits civils. En bref, une lecture trop formaliste des chemins à suivre pour modifier ou abolir le serment d’allégeance risque de nous faire perdre de vue que le « parlement de Québec » possède un pouvoir originaire de transformation des normes qui le regardent dans sa mission représentative, par voie de coutumes et de conventions parlementaires évolutives.

Enfin, le serment royal d’allégeance aura beau être aboli, son esprit pourra subsister encore. Dans la tradition britannique, il forme un substitut à l’adoption d’une constitution écrite ratifiée par le peuple. De plus, si l’on ne conserve que le serment prévu dans la Loi sur l’Assemblée nationale, qu’on en corrige le libellé, qui commence par un anglicisme : « je, X Y », alors que le français préfère « moi, X Y ».

Marc Chevrier

 

Professeur de science politique

au sein de l’Université du Québec

Auteur de L’Empire en marche (PUL, Hermann, 2019)

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Du postlibéralisme aux États-Unis. La démocratie chrétienne de Patrick Deneen  Ajouter une vignette

Marc Chevrier
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Quoi que l’on pense des idées de Patrick Deneen, elles compteront vraisemblablement, pour les temps à venir, parmi la boite à outils des républicains américains. Quel usage en feront-ils, quelle influence réelle exerceront-elles sur l’entourage qui conseillera l’administration Trump ? Cela reste à voir. Toujours est-il qu’elles sont le signe qu’une partie des catholiques américains a senti l’appel de la cité terrestre, et que bien loin de se retrancher dans une retraite bénédictine à l’abri des fureurs du monde, elle croit pouvoir peser, pour le meilleur ou pour le pire, sur son cours.

Un événement aussi complexe et ample que l’élection du Donald Trump à la présidence des États-Unis le 5 novembre dernier conjugue deux niveaux de réalité qui marchent ensemble mais doivent être distingués. Il y a, d’une part, les éléments de surface, les plus visibles et les plus bruyants, qui retiennent l’attention des médias et qui surviennent, souvent dans le désordre ; on peine du reste à leur donner des significations convaincantes. Et d’autre part se profilent, dans l’ombre, des mouvements, des tendances et des lames de fond qui échappent à la vigile publique, qui avancent à bas bruit, avec lenteur, en déplaçant toutefois des masses énormes.

Depuis sa réélection, Donald Trump a tôt fait de claironner les nominations aux postes les plus prestigieux de son administration, sans trop s’embarrasser, comme c’est son habitude, ni des convenances ni du scandale que susciteraient plusieurs d’entre elles par leur radicalité ou leur improvisation. Très vite s’est formée une équipe de milliardaires et de vedettes richissimes dont les succès considérables fourniraient la garantie de bonnes politiques, censées servir le peuple qui a majoritairement appuyé le nouveau président. Déjà, une tension surgit entre la promesse d’amincir l’État fédéral américain et d’appliquer une politique économique plus libérale et celle de protéger la classe ouvrière par des tarifs douaniers musclés.

Les affinités intellectuelles d’un vice-président lettré

Par-delà cette tension s’élabore un projet politique, mûri par des intellectuels influents, qui vise, outre à changer telle politique précise de l’État américain, à transformer en profondeur l’esprit du régime politique adossé sur une constitution plus que bicentenaire. On voit mal Donald Trump concevoir ce projet, qui intéresse cependant son vice-président, James David Vance, qui s’est avéré à la fois un intellectuel doué et un politicien redoutable. Né dans une petite ville du Midwest américain (Ohio) où il a connu une enfance difficile qu’il a racontée dans un roman autobiographique publié en 2016, Hillbilly Elegy, qui lui a apporté fortune et célébrité, Vance s’est formé en droit dans une grande université et a travaillé quelque temps dans la Silicon Valley avant de se lancer en politique. Parallèlement, sa vie spirituelle connaît un revirement quand, après avoir délaissé le protestantisme de sa famille pour baigner dans l’irréligion universitaire, il se convertit au catholicisme, fortifié par la lecture des Pères de l’Église et de René Girard. Vance se lie avec plusieurs intellectuels qui ont reconsidéré les bases de la République américaine, qui aurait connu, à leur avis, une dérive hyperlibérale néfaste pour les fondements communaux et religieux de la démocratie américaine[1]. Parmi ces intellectuels se réclamant du postlibéralisme, on reconnaît d’emblée Patrick Deneen, professeur de théorie politique à l’université Notre-Dame, une université privée d’inspiration catholique située en Indiana[2]. Un catholique affirmé comme Joseph Bottum avait constaté, dans un ouvrage de 2014, le phénomène paradoxal suivant : tandis que l’Église catholique américaine, éclaboussée de scandales, déclinait, l’influence intellectuelle de penseurs catholiques allait grandissant, même en dehors de leurs cercles immédiats. Patrick Deneen a sans doute contribué, avec d’autres, à ce regain de la pensée catholique aux États-Unis.

Patrick Deneen ou la pensée classique en froid avec le libéralisme moderne

Le politiste Patrick Deneen ne fait pas œuvre de théologie, même si son travail se réclame notamment de Thomas d’Aquin. Il s’intéresse à la pensée politique occidentale, telle qu’elle s’est développée depuis les Grecs. Dans un essai publié en 2018 et qui suscita aussitôt des réactions contrastées, Why liberalism failed[3] (Pourquoi le libéralisme a échoué[4]), Deneen a souligné la précellence de la pensée classique pour garantir à notre époque les biens chers à la démocratie américaine. La pensée classique désigne, grosso modo, l’héritage gréco-romain, augmenté par la synthèse chrétienne et l’humanisme de la Renaissance. Cette pensée, regrette Deneen, ne fait plus partie de l’éducation des élites américaines, qui ont délaissé les arts libéraux au profit des formations pratiques et scientifiques dénuées de préalables puisés dans l’humanisme classique. Même les professeurs d’humanités, au lieu de défendre la dignité de leur savoir, l’ont désavoué, au point de travailler, de concert avec les universitaires issus des filières scientifiques, à fomenter ce que Deneen appelle une anticulture qui réduit l’être humain en individu hors sol, dégagé du temps comme de l’espace, conçu en pure substance sans corps, animée par sa volonté et ses désirs. Cette anticulture libérale, bien loin de promouvoir le particulier et la diversité du monde humain, malgré la rhétorique ambiante, incline plutôt à la création d’ensembles humains toujours plus vastes, plus englobants où prévaudraient des types humains et des modèles culturels standards (p. 80).

Deneen dénonce dans son ouvrage les impasses où a conduit le libéralisme moderne, forgé à partir du 17e siècle, et qui a transformé les États-Unis en grande République impériale où l’État fédéral justifie sa croissance bureaucratique par la défense sans limite des libertés tant civiles qu’économiques. Cette République éclatée, divisée entre de nouvelles aristocraties pénétrées de leur bon droit et de leur supériorité, et un peuple méprisé, démuni et sans repères, a allié les « appareils massifs de l’État moderne, de l’économie, du système éducatif, de la science et de la technologie » pour rendre les Américains « sans cesse plus séparés, autonomes », pleins de leur moi isolé nanti de droits et défini par leur liberté, quoiqu’« anxieux, impuissants, apeurés et seuls » (p. 16).

Selon Deneen, le libéralisme a subverti la notion classique de la liberté, longtemps conçue comme « la condition de la maîtrise de soi qui prévienne la tyrannie, au sein tant de la cité que de l’âme individuelle » (p. 23). La liberté supposait alors un apprentissage, par « l’acquisition de la discipline et de l’autolimitation de ses désirs », ainsi que l’inculcation, par des dispositifs sociaux et politiques appropriés, des vertus propres à nourrir les arts du gouvernement autonome (self-government). Préférant voir dans la société une construction artificielle que l’on peut récréer par des expériences de pensée, le libéralisme va balayer cette conception trop exigeante de la liberté pour lui substituer une vision minimaliste, proche de ce que les Anciens appelaient la « licence », c’est-à-dire la faculté d’agir, de consommer, de posséder et d’être soi sans entraves, pour satisfaire les désirs qui se pressent dans chacun. Plusieurs philosophes libéraux, comme Locke après Hobbes, feront ainsi naître la société d’un vacuum fictif, appelé l’état de nature, qui voit des individus, sans attaches, sans histoire, méfiants les uns des autres ou indifférents à autrui, se réunir par nécessité rationnelle, pour sortir de la guerre ou des violences où dégénère la liberté présumée naturelle. C’est la création d’un État répressif, chargé de maîtriser les excès de liberté, qui favorisera un ordre où coexisteront les individus avides de satisfactions diverses, modérées par un principe externe, la peur du châtiment. Or, l’ordre libéral, soutient Deneen, aussi lecteur de Jacques Ellul et de Wendel Berry, s’édifiera grâce à la conquête de la nature, en s’aidant des progrès de la science et de la technique. La domestication de la nature la mettra au service de libertés insatiables, qui trouveront dans les commodités et les inventions de la technique autant de nouvelles sources de satisfactions et d’égaiement. Tandis que l’individu se referme sur lui-même, perd la conscience d’appartenir à une lignée générationnelle et s’étourdit dans la consommation des biens produits par une économie technicisée, l’État s’accroît sans cesse et étend son emprise sur la société. Il régule les excès de libertés et répare les dommages qu’ils occasionnent par une providence assurantielle, prodigue en services qui évincent les familles, les églises et les communautés locales dans leur rôle premier. Même le secteur privé, note Deneen, va seconder l’État dans cette tâche et édifier des bureaucraties à vocation assurantielle, qui déresponsabilisent l’individu pour ses choix.

Pour Deneen, individualisme et étatisme vont ainsi de pair. L’État libéral se charge même d’étendre la sphère du domaine marchant, « en particulier en élargissant la sphère du commerce, de la production et de la mobilité » (p. 50). De la même manière qu’il cherche à abattre les barrières aux échanges, quitte à saper les solidarités et les traditions dont était tissue la société, il s’attaque à la culture même, encombrée de préjugés, de normes, d’œuvres, de représentations, qui corsètent le moi individuel. L’État libéral ambitionne alors de libérer l’individu des chaînes que la vie en société lui avait imposées. Brisant toutes les allégeances intermédiaires, dues à la famille, aux associations, aux communautés, aux églises, il exalte la loyauté inconditionnelle des individus atomisés à son égard, devenu en cela la nouvelle Église, érigée en gardienne des passions acquisitives et expressives censées s’harmoniser dans l’ordre libéral.

Dans Why Liberalism failed, Deneen conteste l’un des fondements de la République américaine, soit la fameuse théorie des factions de James Madison exposée dans The Federalist. Madison a défendu l’idée qu’il valait mieux vivre dans une vaste république qu’au sein de petites démocraties, sujettes, selon lui, à la tyrannie des factions, soit des groupes, majoritaires ou minoritaires, voués à la défense de leurs intérêts sectaires. De telles factions continueraient certes d’exister dans un immense État, quoique leur capacité de nuire serait alors contrecarrée grâce à deux dispositifs : la représentation politique, qui fournirait à la nation une élite politique surplombante, apte à résister aux pressions populaires et à « discerner le véritable intérêt général du pays » ; et le fédéralisme, qui élargit la sphère de l’État et multiplie le nombre et la variété des factions et qui, ce faisant, se surveilleraient et s’empêcheraient mutuellement. Or, pour Madison, le but principal du gouvernement est de protéger « la diversité des facultés humaines », en redirigeant l’ambition contre elle-même par la division des pouvoirs, de manière à garantir l’expansion du commerce et des « arts utiles et des sciences. »  Cette conception technologique du pouvoir suppose cependant une forme d’indifférence civique et de repli dans la vie privée, doublée d’une inaptitude des citoyens à se concerter et à communiquer entre eux. Tout ce système, soutient Deneen, entretient une « distance psychique » entre les citoyens, tant et si bien que le peuple, sans prise sur ses dirigeants, se rabattrait sur ses activités privées, alors que les plus ambitieux investiraient la scène politique fédérale. Un autre fédéraliste, Hamilton, s’est d’ailleurs fait l’avocat du nouvel État fédéral qui aspirerait vers lui les caractères ambitieux, fascinés par la quête de la grandeur nationale au service du commerce, de la finance et de la guerre. D’où la nécessité de conférer au Congrès américain des pouvoirs pratiquement sans bornes, pour favoriser à la fois l’expansion économique du pays et l’extension des libertés individuelles, au détriment des autonomies locales et étatiques.

Sortir du libéralisme ? L’avenue du conservatisme du bien commun

Patrick Deneen reprend plusieurs des thèmes déjà évoqués dans Regime change paru en 2023[5], à la différence qu’il y formule une pensée orientée vers le changement politique. En somme, après avoir exposé ses éléments de diagnostic — que l’on peut partager ou non —, Deneen esquisse un avenir « postlibéral » pour les États-Unis requérant une transformation radicale du régime américain. Il explique ses intentions dans son introduction [traduction] : « Ce qui est requis, en bref, c’est un changement de régime — le renversement, pacifique mais vigoureux, de la classe libérale régnante, corrompue et corruptrice, et la création d’un ordre postlibéral qui conserverait en place les formes politiques existantes, du moment qu’un éthos fondamentalement différent informerait ces institutions et le personnel qui comble les postes et les emplois clés. L’ordre politique demeurant superficiellement le même, le replacement de l’élite progressiste au pouvoir par un régime ordonné au bien commun grâce à une “constitution mixte” constituera un changement de régime authentique » (p. xiv).

Le postlibéralisme que Deneen appelle de ses vœux ne défend pas nommément l’illibéralisme ; en fait, il reproche au libéralisme américain, capté par une idéologie du progrès indéfini, d’être devenu lui-même illibéral, c’est-à-dire source de tyrannie. Or, pour le politiste, aux fins de transformer le régime américain, il faut d’abord définir une nouvelle doctrine claire, pour mieux contrer l’effritement libéral des bases communautaires et religieuses de la démocratie américaine, laquelle pourtant, comme l’avait observé Alexis de Tocqueville, avait déjà trouvé des sauvegardes contre l’individualisme radical. Il s’agit donc pour Deneen de susciter une « opposition consolidée » au libéralisme en marche aux États-Unis en redécouvrant les formes de conservatisme nées au début de la modernité. Cette doctrine renouvelée prend le nom de « conservatisme du bien commun », qui prend ses sources chez Aristote, Polybe et Thomas D’Aquin, ainsi que chez Edmund Burke et Benjamin Disraeli, doctrine à laquelle Deneen greffe des emprunts à Machiavel, un penseur qu’il avait pourtant exécré dans son livre précédent.

Un portrait acide des deux « aristocraties » gouvernant les États-Unis

Dès l’amorce de son livre, Deneen dépeint les élites libérales américaines et définit son conservatisme du bien commun, contrasté avec deux formes de libéralisme, le classique et le progressiste, ainsi qu’avec le marxisme. Le choix du titre « Notre guerre froide civile » qui coiffe la première partie de son essai donne le ton à son propos. Le portrait peu flatteur brossé de ces élites en compare deux types, qui partagent le goût du pouvoir et tendent à faire sécession d’avec le peuple, accusé de verser dans le ressentiment populiste et l’irrationalité électorale dont le vote en faveur du BREXIT ou de Donald Trump fournirait la parfaite illustration aux dires de ces élites. On y reconnaît la classe managériale, d’un côté, et la classe méritocratique, de l’autre, prépondérante dans les universités, les collèges et les médias, bardée de diplômes et aujourd’hui défenderesse des identités opprimées. Toutes deux ont cherché à s’émanciper des sauvegardes traditionnelles qui avaient pendant longtemps enserré les choix individuels et guidé la formation des élites, notamment dans les collèges américains, où ces sauvegardes ont sauté, remplacées par de simples filets de sécurité. On y s’initie, écrit Deneen, au « sexe sécuritaire, à la consommation d’alcool et de drogue, aux identités transgressives, au dégoût envers sa culture », toutes activités qui préparent à une vie de consommation intensive dans un environnement uniformisé (p. 8). Formées à ces expériences, ces élites vont peu à peu se dissocier du peuple, à leurs yeux arriéré, infréquentable, largué par l’histoire. Pire, ces élites qui tirent leur sentiment de supériorité de leurs qualifications acquises par le travail et l’éducation jugeront que les « laissés pour compte n’ont qu’eux-mêmes à blâmer ». Bref, le divorce entre ces élites et le peuple est consommé, leurs rapports étant désormais gouvernés par la méfiance, le mépris, l’indifférence et la colère.

Bref, le divorce entre les élites – managériale et méritocratique – et le peuple est consommé, leurs rapports étant désormais gouvernés par la méfiance, le mépris, l’indifférence et la colère.

Sans remords aucun, la classe managériale verra donc d’un bon œil qu’une main-d’œuvre bon marché issue de l’immigration vienne remplacer la vieille classe ouvrière formée de « natifs de vieille souche » (old-stock natives). Cette classe managériale brille par sa capacité de s’extraire de tout enracinement dans un lieu, une histoire, une culture, à couper tout lien intergénérationnel, toute attache avec la classe laborieuse qui, elle, tient généralement à ces attaches. Sans surprise, la classe managériale épousera une idéologie qui considère les contraintes naturelles ou sociales comme des sources d’injustice ou d’inefficacité, éliminables par la libéralisation des facteurs de productions, biens, capital et main-d’œuvre.

De même, les élites méritocratiques se coupent du peuple en voulant le rééduquer ou le reléguer dans la catégorie du paria ou du réfractaire malfaisant, suivant la logique martiale ami/ennemi. Elles adhèrent massivement à ce que Deneen appelle le libéralisme progressiste, dont John Stuart Mill a énoncé les principes dans sa philosophie utilitariste. Cette philosophie rejette l’idée que l’exercice du pouvoir politique puisse se justifier au nom de la poursuite de standards objectifs de la justice, du droit et du bien. Le pouvoir ne trouverait sa justification que dans la volonté d’éviter à autrui des préjudices ressentis ou perçus. Selon Mill, agir pour le bien d’autrui ne fournit pas une raison suffisante pour entraver sa liberté, car celle-ci fonde l’indépendance de l’individu, qui est « de droit, absolue ». C’est seulement si l’on possède des preuves que telle action d’un individu pourrait nuire à d’autres, que l’on peut la restreindre ou l’interdire. La conséquence de cette façon de raisonner est que toute restriction collective aux désirs individuels au nom de l’habitude, de la tradition, de la décence commune pourra être contestée du moment qu’on allègue qu’un choix individuel bouleversant l’ordre établi ne fait de mal à personne. Mill, soutient Deneen, cherche à libérer l’individu de l’emprise de la société, de telle manière qu’il puisse expérimenter des formes de vie diverses, en tant qu’« être de progrès » (progressive being). L’utilitarisme de Mill conduit aussi à l’abandon de la définition objective du bien, par la philosophie et la théologie, en faveur d’enquêtes empiriques de sciences sociales, destinées à relever les préjudices, réels ou perçus, que la société inflige à l’individu, et dont il doit être libéré. Ce à quoi s’emploierait une bonne partie des sciences sociales et même de la philosophie aujourd’hui, mises en ordre de bataille pour expurger la société de tous les préjugés, les discriminations et les exclusions comme le racisme et le sexisme (p. 50).

Ces deux types d’élite ne communient certes pas aux mêmes autels. L’élite managériale est plus proche du libéralisme classique de John Locke, qui célèbre l’État minimal garant de la liberté économique et du travail productif source de propriété monétisée. L’élite méritocratique, qui embrasse plutôt le libéralisme progressiste de Mill, peut néanmoins s’allier, selon Deneen, avec l’autre. En fait foi l’émergence du « capitalisme woke », qui a vu de grandes multinationales américaines embrasser les crédos de l’individualisme radical, de l’anticulture, de la liquidation révolutionnaire des barrières à l’expression du moi humain (ce que Deneen appelle l’expressionnisme), quitte à nier la réalité du corps humain. Les deux élites forment ainsi un large parti, en lutte, dans l’esprit de Deneen, avec celui du conservatisme.

Le conservatisme politique et ses concurrents dans le monde américain

Or, d’après l’auteur, le conservatisme a longtemps souffert d’un manque de définition. On y a vu, le plus souvent, un tempérament, une sensibilité, une inclination à ralentir le rythme du changement, à conserver un quelque chose, dont la nature peut varier avec les époques. Deneen essaie d’arriver à une définition plus nette et substantielle du conservatisme, distingué du libéralisme classique (Locke), du libéralisme progressiste et du marxisme. Cet exercice exige de garder en tête l’opposition entre l’élite et le peuple, entre le petit nombre qui dirige et le grand nombre qui est gouverné. Certaines doctrines sont fondamentalement élitistes, ce que sont, d’après Deneen, les deux formes de libéralisme, alors que le marxisme et le conservatisme prennent parti pour le peuple, pour des raisons différentes cependant. Le marxisme, imbu de dialectique hégélienne, aspire à liquider l’élite capitaliste par le prolétariat conquérant, alors que le conservatisme recherche plutôt une alliance complice entre l’élite et le peuple que fonde l’idée partagée et ordonnatrice du bien commun. Cependant, à la différence des trois autres doctrines, le conservatisme rejette le projet progressiste de transformation radicale de la société.

Un autre facteur de discernement réside dans la nature du peuple : le voit-on comme une force révolutionnaire ou conservatrice ? Alors que le libéralisme classique, dans sa forme libertarienne notamment, ainsi que le marxisme, identifient le peuple au changement radical, les libéraux progressistes et les conservateurs s’accordent plutôt sur les tendances conservatrices du peuple, pour des raisons toutefois différentes. Les progressistes soupçonnent dans le peuple un résistant au changement, par atavisme et par ignorance ; pour leur part, les conservateurs célèbrent dans cette attitude une heureuse prudence — une sagesse faite de responsabilité, de frugalité, de modération et de bonnes habitudes, naturelle à l’homme ordinaire, soutient Deneen (p. 124).

La modernité libérale a toutefois favorisé, estime Deneen, l’essor d’idiots savants enfermés dans leur spécialisation et inhabiles à parler à ceux qui ne partagent pas leur vision en « silo ».

L’auteur vante notamment les formes traditionnelles de connaissance, qu’elles aient des racines populaires ou qu’elles se développent dans le cadre, aujourd’hui presque disparu, de l’ancien collegium, cette Athénée où les savants de diverses disciplines cultivaient aussi bien le souci d’approfondir leur savoir que celui de pouvoir le communiquer aux collègues d’autres horizons. La modernité libérale a toutefois favorisé, estime Deneen, l’essor d’idiots savants (p. 117) enfermés dans leur spécialisation et inhabiles à parler à ceux qui ne partagent pas leur vision en « silo ». La division du travail exacerbée par l’ordre libéral conduit, juge Deneen, à l’appauvrissement de l’esprit civique, puisqu’elle affaiblit la capacité des individus, du simple ouvrier à l’universitaire, « à penser et à agir en tant que citoyens » (p. 119), c’est-à-dire à comprendre le langage et les préoccupations d’autrui comme à rendre compréhensibles à autrui les siennes propres.

D’où l’importance de l’idée du bien commun, laquelle, chez Deneen, suppose que l’élite et le peuple parviennent à se comprendre, par le partage d’idées, de sentiments et d’expériences, fondés à la fois, dit Deneen, sur le « sens commun » des « gens ordinaires » et sur la « compréhension plus raffinée, même philosophique, qu’un petit nombre acquiert par une éducation libérale » (p. 93). Sans entrer dans des discussions théoriques sur le bien commun, Deneen en formule une vision plus pragmatique, pour ne pas dire communicationnelle, proche de la vision aristotélicienne du politique, qui voit l’être humain se conduire politiquement dans une cité épanouie à travers un langage commun que maîtrisent ensemble le demos et les gouvernants. Pour Deneen, le bien commun devient opérant quand il crée « un ordre stable de normes qui permet à la vie de prospérer, à l’avantage probable d’une large base de la pyramide sociale », ce qui implique, d’une part, une élite qui assume sa responsabilité de poursuivre ce bien dans son contexte sociopolitique particulier, et d’autre part, que cette élite, forte de la reconnaissance du peuple, agisse en intendante et gardienne de ce bien (p. 93). De cette manière, renouant avec la démocratie tory de Benjamin Disraeli axée sur la nation interclassiste (One nation), ainsi qu’avec le distributisme de G.K. Chesterton et d’Hilaire Belloc[6] et la tradition « red tory », Deneen croit pouvoir dépasser le clivage entre la droite et la gauche. En effet, le conservatisme viserait autant la protection des classes laborieuses par des politiques économiques, le contrôle de l’immigration, le syndicalisme dans l’industrie et la création d’un filet de sécurité sociale pour les classes moyennes que le rejet des politiques dites « progressistes », notamment en ce qui touche la défense de la famille, de la dualité sexuelle et des enfants contre la sexualisation précoce. Il mettrait au centre de la vie politique la nation, plutôt que la cosmopolis mondialisée, et au sein de la nation, les communautés intermédiaires.

Dans le langage de Deneen, la démocratie coexiste avec la présence d’une aristocratie éclairée, qui se reconnaît des devoirs plutôt que des droits et qui sait parler au peuple qu’elle dirige, sans lui faire sentir sa supériorité. Cependant, chaque classe possède des vertus et des vices potentiels. Or, dans la philosophie politique classique, on peut parvenir à renforcer les vertus des deux classes et à réfréner leurs travers propres par le moyen de ce qu’on appelle la « constitution mixte ». On entend là un régime qui associe au pouvoir les différentes classes, soit en les mêlant pour obtenir un corps social plus homogène et propice à la modération, soit en équilibrant les différentes classes au sein même des institutions, de telle manière qu’elles s’y surveillent et s’y empêchent mutuellement.

Deneen retient de Polybe que la démocratie se rattache, non au gouvernement de la majorité, mais plutôt à celui qui « préserve la piété envers les dieux, le soin des parents, le respect pour les aînés et l’obéissance aux lois » (p. 130). Dans la constitution mixte, c’est le peuple qui exerce au fond la fonction modératrice, face à des aristocrates et à des puissants capables de changement brutal. C’est là un des grands combats d’Edmund Burke, persuadé que la nouvelle oligarchie financière de son temps voulait « liquéfier la propriété » et transformer la nation en « une grande table de jeu » peuplée entièrement par des joueurs. En ce sens, l’aristocratie traditionnelle, bien loin de vouloir dominer le peuple, le défendait contre la rapacité de l’oligarchie en ascension.

Deneen croit que le problème aux États-Unis réside dans le fait que ses nouvelles élites, tout à la poursuite de la richesse économique et du progrès idéologique, ont cessé d’agir en aristocraties bienveillantes à l’égard du peuple, la « séparation » et l’indifférence entre les classes ayant creusé un gouffre suscitant la défiance et l’aigreur.

Les États-Unis n’ont pas d’aristocratie tirée de l’ancienne noblesse, cependant, tel que l’a remarqué Tocqueville, certaines classes professionnelles, comme celle des « légistes » (avocats et juges), ont assumé un rôle équivalent à celui des aristocraties dans la vieille Europe. Il reste que le problème des États-Unis, croit Deneen, réside dans le fait que ses nouvelles élites, tout à la poursuite de la richesse économique et du progrès idéologique, ont cessé d’agir en aristocraties bienveillantes à l’égard du peuple, la « séparation » et l’indifférence entre les classes ayant creusé un gouffre suscitant la défiance et l’aigreur. La solution qui s’impose dès lors, aux dires de Deneen, est la réforme et le remplacement des élites, plutôt que l’accablement du peuple. Mais comment croit-il pouvoir y parvenir ?

L’aristopopulisme ou l’inflexion machiavélienne du conservatisme américain

Deneen croit pouvoir le faire par ce qu’il appelle « l’aristopopulisme », qui verrait un « populisme musclé provoquer l’émergence d’une meilleure aristocratie » et « le peuple s’élever grâce à une meilleure aristocratie » (p. 147). Deneen reconnaît que la constitution américaine de 1787 n’a pas instauré une « constitution mixte » au sens classique, bien qu’elle soit fondée sur la division des pouvoirs. Toutefois, pour Deneen, la constitution mixte ne relève pas de l’ingénierie institutionnelle, elle regarde plutôt les mœurs, l’éducation, l’éthique sociale et le sens civique qui façonnent la coexistence entre les classes. Si le pays veut éviter la guerre civile, froide ou chaude, qui semble se tramer entre le parti du progrès et celui de la conservation, on ne peut seulement équilibrer le pouvoir entre les différentes élites américaines par un système de concurrence pluraliste, polyarchique, entre elles. De préférence, il faut travailler au mélange entre le peuple et ses élites, pour obtenir une sympathie réelle et dynamique.

Or, de manière surprenante, Deneen se tourne vers Machiavel pour penser le moyen de faire advenir ce mélange aujourd’hui impraticable dans la société américaine. Ce fin lecteur de l’histoire romaine qu’était le Florentin se persuadait que le conflit entre les grands et le peuple était inévitable dans les sociétés humaines. Contrairement aux penseurs classiques qui privilégiaient la concorde entre ces deux groupes, Machiavel, les yeux rivés sur Rome, voyait dans la discorde « la preuve de la vitalité du peuple à arracher des concessions » à la noblesse, et la première source de la liberté et de la grandeur romaines. Même s’il arrive que le peuple recoure à la violence, agisse de manière « bestiale » et illégale, il demeure que les demandes du peuple visent le plus souvent la liberté, puisque c’est l’oppression ou la crainte de la subir qui le fait agir.

C’est pourquoi Deneen croit que le conservatisme devrait appliquer « des moyens machiavéliens pour réaliser des fins aristotéliciennes » (p. 167), en canalisant la force de résistance du peuple américain, qui s’était jusqu’alors exprimée dans une forme brouillonne de populisme. Il s’agirait d’aboutir à un « authentique mélange des classes », au terme duquel « les élites adopteraient les traits d’aristoi et de la noblesse — excellence, vertu, magnanimité — » et montreraient un souci réel pour le bien commun, dont celui du peuple, qui en sortirait « élevé » (p. 167).

Deneen envisage ici un « programme » pour réaliser cette constitution mixte. Il liste quelques mesures susceptibles de favoriser le mélange et le rapprochement entre les classes. Il propose ainsi de porter de 435 à 1000 le nombre de représentants dans la première chambre du Congrès, pour réduire le gigantisme des circonscriptions et rapprocher les élus de leur base. Les États-Unis pourraient prendre exemple sur l’Allemagne pour représenter, entre l’État et l’individu, les professions et les « états » sociaux, en particulier par des comités d’entreprise dont la base paritaire implique les travailleurs dans la gestion. Il croit même que l’on pourrait redistribuer à travers le pays, dans les villes en perte de vitesse, les emplois et les services actuellement concentrés à Washington où les élites américaines vivent en vase clos. Rendre le service militaire obligatoire constituerait aussi un autre moyen de mêler, au nom de la Nation, de jeunes Américains issus de tous les milieux.

Deneen croit que la crise intellectuelle frappant les États-Unis s’explique entre autres choses par le phénomène que d’aucuns ont appelé la « surproduction des élites », soit la formation d’un surplus de diplômés surqualifiés, mais souvent sous-employés, criblés de dettes et en proie au ressentiment

Lieux de formation des élites, les collèges et les universités américains doivent redevenir le centre de l’attention publique, affirme Deneen. Les subventions que le gouvernement fédéral leur destine devraient favoriser, au lieu de la diversité ethnosexuelle revendiquée par la gauche progressiste, une véritable diversité socio-économique, ainsi que la décentralisation de l’offre universitaire, par l’ouverture de campus dans les régions éloignées. Des bourses et d’autres incitatifs financiers devraient être offerts aux étudiants pour qu’ils embrassent, au lieu des carrières d’argent, la finance, le droit, le conseil en cabinet, les vocations d’intérêt public, souvent moins bien rétribuées, telles que les professions d’enseignant, de soldat, de fonctionnaire public, et ce, en dehors des grands centres urbains (p. 175). Deneen croit que la crise intellectuelle frappant les États-Unis s’explique entre autres choses par le phénomène que d’aucuns ont appelé la « surproduction des élites », soit la formation d’un surplus de diplômés surqualifiés, mais souvent sous-employés, criblés de dettes et en proie au ressentiment (p 176). Séduits par les doctrines « gnostiques » assénées dans les universités qui survalorisent le travail intellectuel au détriment des métiers manuels, trop de jeunes négligent des carrières utiles à la société. C’est pourquoi la formation universitaire devrait prendre moins de place, au profit de l’éducation collégiale, des écoles de métier et des stages en entreprise, quitte à offrir une culture civique aux étudiants inscrits dans les formations techniques et à exiger des futurs universitaires qu’ils suivent un minimum de formation pratique.

Sur le plan économique, Deneen préconise une économie de producteurs et non de consommateurs, qui relance donc l’industrie nationale, mais en prenant garde de créer des monopoles privés, souvent la hantise des mouvements de protestation populiste dans l’histoire américaine. L’État doit même être mieux protégé contre le lobby des grandes entreprises. Le discours sur la liberté d’entreprise, estime Deneen, a plutôt favorisé les intérêts d’une classe régnante oligarchique, si bien que « l’affirmation du tumulte machiavélien devrait viser ou bien à prévenir l’abus du pouvoir financier, ou bien à démanteler ces institutions » (p. 178).

Vers une démocratie chrétienne à l’américaine ?

Les préconisations de Deneen touchent également la santé, les médias, le processus électoral, la famille, l’urbanisme, etc. Il serait trop long de toutes les détailler. L’auteur exprime  la conviction que devant la « faillite » du libéralisme, du moins dans son expression américaine, les chrétiens doivent prendre le relais et insuffler à la société américaine un nouvel élan, et à ses institutions, une tout autre orientation. Il s’agit donc pour les Américains d’aujourd’hui de réaliser ce que les partis chrétiens-démocrates en Europe avaient tenté de faire après la Deuxième Guerre mondiale, pour corriger les erreurs commises par la gauche et la droite de leur époque. Le défi est de taille, puisque selon Deneen, il consiste à transformer les oligarques à la tête des États-Unis en « aristoi » qui, pour choyés qu’ils soient en talents, ne s’en sentiraient pas moins les obligés des plus humbles. Mais tout cela n’adviendra pas de la seule bonne volonté, admet Deneen. Il faudra « la force de la menace venant du popolo » (p. 185). Qu’entend-il exactement par cette force populaire ? Deneen reste vague sur ce point. Interrogé par un journaliste sur la portée de ses écrits, pour savoir si l’assaut contre le capitole du 6 janvier 2021 figurait parmi les tactiques « machiavéliennes » qu’il envisageait, il a répondu que non[7].

Il faudra également, pour accompagner ce programme de démocratie chrétienne à l’américaine, un renouveau intellectuel qui pense autrement ce que le libéralisme a cherché à disjoindre. Deneen s’appuie ici sur le philosophe Pierre Manent, pour qui la démocratie libérale se distingue par une « organisation des séparations », par une tendance à séparer les domaines de la réalité humaine, pour garantir les libertés et leur progression. Parmi ces séparations, on reconnaît la division du travail, ou séparation entre les professions, la séparation des pouvoirs, les séparations entre l’Église et l’État, entre la société et l’État, entre le fait et la valeur, entre la science et la vie, etc. Deneen juge nécessaire de « dépasser » ces séparations par ce qu’il appelle l’intégration. Ainsi, le culte de la méritocratie auquel conduit le libéralisme exacerbé, qui disjoint le mérite personnel de l’égalité, pourrait laisser place à une vision plus solidaire du lien social, trouvant ses inspirations dans l’héritage prémoderne façonné par l’éthique chrétienne de la charité, expérimentée dès ses premières communautés. De la sorte, chacun concevrait ses talents comme des dons à faire fructifier au bénéfice d’autrui, et non comme une propriété privative.

En réalité, qu’il s’agisse de combattre le racisme endémique aux États-Unis, de considérer l’idée du progrès et celle de la nation, ou d’intégrer de nouveau la religion dans la vie publique, Deneen essaie de montrer qu’une cité à la vie florissante ne peut reposer sur l’indifférence que le libéralisme préconise entre les concitoyens, entre les classes, ainsi qu’à l’égard des croyances religieuses, voire à l’égard de tout bien, à commencer par le bien commun, trop insaisissable pour les êtres « fongibles » que sont devenus les individus sous les auspices du progrès libéral, c’est-à-dire infiniment interchangeables et remplaçables. Revisitant l’essai du cardinal Jean Daniélou, L’Oraison, problème politique, Deneen synthétise sa pensée ainsi : « La “liberté de religion”, la “liberté universitaire”, le “libre marché”, “les poids et contrepoids”, etc., ne fournissent aucun substitut à la piété, à la vérité, à la prospérité équitable et au droit gouvernement » (p. 231). Une politique du bien commun rend disponibles, pour les gens ordinaires, les biens fondamentaux de l’existence, sans les en détourner par des séparations qui ont épuisé, selon l’auteur, l’environnement naturel et le fonds moral que le libéralisme a reçus en héritage, quoique sans pouvoir les créer lui-même (p. 237).

Critiques et limites de l’aristopopulisme postlibéral

Bien évidemment, les deux ouvrages de Patrick Deneen se sont attiré des critiques, parfois féroces, qui en ont rejeté les prémisses et les préconisations. On a même traité son essai After liberalism de « trac » électoral pour la première campagne présidentielle de Donald Trump[8]. D’autres ont dépeint Deneen en intégriste catholique, associé à un courant nommé l’intégralisme[9], prêt à mousser son agenda politico-religieux ambigu et jugé inquiétant avec des méthodes dignes d’Antonio Gramsci[10]. Les deux ouvrages du penseur politique américain se prêtent à toutes sortes d’évaluation, venant de tout le spectre politique, qu’il serait trop long d’exposer dans cet article.

Quelques points ou interrogations méritent toutefois d’être soulevés. Premièrement, nombre de libéraux risquent de ne pas se reconnaître dans le portrait que Deneen brosse du libéralisme, trop unilatéral, pour ne pas dire caricatural[11]. À lire Deneen, on a l’impression que le caractère « élitiste » du libéralisme est essentiellement attribuable à l’utilitarisme de John Stuart Mill, formulé à l’ère victorienne, dans une Angleterre impériale et socialement stratifiée. Les libéraux ont depuis longtemps abandonné cette idée, proposée par Mill, d’accorder aux diplômés universitaires un double vote, pour équilibrer le vote populaire. Deneen a beau malmener le libéralisme, il demeure que sa critique vise davantage les avatars du libéralisme américain engendrés par la Guerre froide, comme le néolibéralisme et le progressisme identitaire, que le rejet en bloc de cette tradition politique[12]. De plus, on reprochera à Deneen d’imputer au libéralisme tous les maux des sociétés modernes sans en reconnaître les bienfaits.

Deuxièmement, Deneen semble présupposer qu’un abîme sépare le libéralisme et le conservatisme, cependant qu’en réalité, les passerelles entre les deux sont nombreuses, et ce d’autant mieux que plusieurs penseurs dits « conservateurs » ont élaboré des synthèses bien tempérées avec le libéralisme, par exemple le britannique Roger Scruton. Même des penseurs néothomistes ont tenté des synthèses de ce type, certes dissemblables par leur ambition et leurs résultats. Pensons aux œuvres de Jacques Maritain, Charles de Konink, Louis Lachance et Yves Simon, ce dernier ayant été professeur à l’université Notre-Dame.

Il est aussi surprenant que le travail de Deneen ne dise mot de la tradition républicaine aux États-Unis, qui a marqué son histoire. Certains estiment, comme Bruce Ackerman, que les États-Unis ont accompli une synthèse entre le libéralisme classique et le républicanisme civique, qui s’est renouvelée pendant des moments critiques de l’histoire américaine. Or, Deneen emprunte plusieurs thèmes à la tradition républicaine : une politique du peuple machiavélienne, la critique de la concentration économique, la défense d’une armée de citoyens. Deneen semble lire la politique américaine avec une grille binaire, conservateurs contre libéraux, un schéma commode auquel le paysage intellectuel et politique du pays ne se réduit sans doute pas.

Un autre aspect étonnant du programme de Deneen est sa compréhension de la « constitution mixte », qu’il dit tirer d’Aristote. Au lieu de la concevoir comme l’équilibre institutionnel entre des éléments sociaux demeurés étrangers l’un à l’autre, il la voit comme un mélange incessant et sympathique entre les élites et le peuple. Chez Aristote, la notion de mélange apparaît certes, notamment entre la démocratie et l’oligarchie, deux formes politiques dégradées dont le rapprochement peut néanmoins produire un régime excellent. Or, le régime auquel Aristote attribue le plus de qualité, résultat d’un heureux mélange, est celui que les traductions actuelles appellent le « gouvernement des classes moyennes », soit un régime qui pousse le mélange entre pauvres et riches au point de donner naissance à une classe moyenne prépondérante ou majoritaire. Du fait de sa centralité, c’est elle, et non les pauvres ou les riches, qui donne le ton au régime. Aux dires d’Aristote, cette constitution où domine la classe moyenne évite les excès perturbateurs, nourrit l’amitié civique (philia), garantit la sûreté des citoyens et leur obéissance aux lois, elle encourage aussi leur participation au pouvoir et décourage la formation de factions, si bien que cette constitution s’avère, au vu de l’expérience grecque, la plus stable et la plus durable.

Si l’aristopopulisme postlibéral est censé servir de programme à la prochaine administration de Donald Trump, il risquera bien de prêter main-forte au projet libertarien d'oligarques richissimes, axé sur le démantèlement des institutions, des lois et des programmes

Bien que Deneen défende à l’occasion la classe moyenne dans la société américaine, il se montre plutôt sceptique devant la redistribution de la richesse par l’État-providence, en comptant plutôt sur une diffusion de la richesse par le soutien aux familles, aux communautés locales et à l’économie productive. Cependant, si l’aristopopulisme postlibéral est censé servir de programme à la prochaine administration de Donald Trump, il risquera bien de prêter main-forte au projet libertarien d'oligarques richissimes, axé sur le démantèlement de plusieurs des institutions, des lois et des programmes fédéraux implantés au cours des années pour réguler l’économie et amoindrir les inégalités. En ce sens, l’aristopopulisme qui aurait par hypothèse propulsé Donald Trump au pouvoir pourrait se transformer en ploutopopulisme, qui exalterait, dans une société globalement plus riche mais aux écarts de revenus plus prononcés, plusieurs des crédos individualistes et aliénants que Deneen réprouve dans le libéralisme. La colère, la frustration, le sentiment d’abandon ou d’être incompris que Donald Trump et ses troupes ont su capter chez les classes populaires pour se hisser au pouvoir pourraient alors se retourner contre eux, si d’aventure leurs politiques venaient à briser l’espoir que les promesses du candidat Trump avaient suscité.

Cela dit, si l’on peut douter de la faisabilité des propositions socio-économiques de Deneen, d’autres aspects de sa plateforme pourraient faire leur chemin dans la société américaine.  Patrick Deneen s’est peu intéressé au fonctionnement des institutions ; seulement, d’autres que lui défendent dans le milieu juridique des idées semblables aux siennes. Pensons au professeur de droit constitutionnel à Harvard, Adrian Vermeule, qui a publié en 2022 un ouvrage qui réhabilite le bien commun comme idée ordonnatrice du système juridique[13]. Cette théorie, qui fait contrepoids aux conceptions critique et économique du droit en vogue dans les facultés de droit américaines, pourrait marquer la formation de plusieurs générations d’avocats et de juges. D’ailleurs, rappelons que dans son premier mandat, le président Trump a nommé plus de quatre cents juges fédéraux. Le deuxième mandat fournira d’autres occasions de nommer des juges à la magistrature fédérale qui relaieront peut-être les idées de Deneen et de Vermeule.

Quoi que l’on pense des idées de Patrick Deneen, elles compteront vraisemblablement, pour les temps à venir, parmi la boite à outils des républicains américains. Quel usage en feront-ils, quelle influence réelle exerceront-elles sur l’entourage qui conseillera l’administration Trump ? Cela reste à voir. Toujours est-il qu’elles sont le signe qu’une partie des catholiques américains a senti l’appel de la cité terrestre, et que bien loin de se retrancher dans une retraite bénédictine à l’abri des fureurs du monde, elle croit pouvoir peser, pour le meilleur ou pour le pire, sur son cours.


[1] Sur l’entourage intellectuel de JD Vance, voir Jonatham Liedl, « JD Vance Is a Catholic ‘Post-Liberal’: Here’s What That Means — And Why It Matters », National Catholic Register, 24 juillet 2024, en ligne : https://www.ncregister.com/news/j-d-vance-is-a-catholic-post-liberal.

[2] Le magazine Politico cite Deneen comme première source d’influence de JD Vance. Ian Ward, « The Seven Thinkers and Groups That Have Shaped JD Vance’s Unusual Worldview », Politico, 18 juillet 2024, en ligne : https://www.politico.com/news/magazine/2024/07/18/jd-vance-world-view-sources-00168984. Voir aussi, en français, Blandine Chelini-Pont, « Le postlibéralisme catholique aux États-Unis », Études, no 10, 2023, p. 69-82. https://doi-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/10.3917/etu.4308.0069.

[3] New Haven, Yale University Press, 2018.

[4] Version française de l’ouvrage, Pourquoi le libéralisme a échoué, Paris, L’Artisan, 2020. Une entrevue en français avec Patrick Deneen est parue dans le magazine Le Verbe, voir Benjamin Boivin, « Patrick Deneen : le libéralisme a échoué parce qu’il a réussi », Le Verbe, 11 octobre 2022, en ligne : https://le-verbe.com/entrevue/patrick-deneen-liberalisme/.

[5] Regime Change. Towards a Postliberal Future, Londres, Forum, 2023.

[6] L’encyclopédie de l’Agora donne une définition du distributisme : « Le distributisme. Développée par Hilaire Belloc et Chesterton, au carrefour de pensées issues du monde rural, de certains socialistes et de la doctrine sociale de l’Église catholique, cette théorie est centrée sur l’hypothèse suivante : une société stable et bien ordonnée repose sur une distribution correcte de la propriété. Étant donné que la propriété est la base même de laquelle découlent tous les autres droits (qui ne servent à rien si l’on est trop pauvre ou dépendant pour les exercer), il s’ensuit qu’une société démocratique et ordonnée doit à la fois empêcher la concentration de trop de propriété entre les mains de quelques-uns et empêcher la création de larges franges de citoyens pauvres (ou dépendant de l’État). » Voir Chesterton Gilbert Keith.

[7] Ian Ward, « I don’t want to Violently Overthrow the Government. I Want Something Far More Revolutionary », Politico, 6 août 2023, en ligne : https://www.politico.com/news/magazine/2023/06/08/the-new-right-patrick-deneen-00100279. Le journaliste ajoute : « Pour les critiques de M. Deneen, l’ambiguïté de sa vision suggère un glissement sans équivoque vers une tendance à l’autoritarisme de droite. »

[8] Samuel Moyn, Liberalism against Itself. Cold War Intellectual and the Making of our Times, New Haven, Yale University Press, 2023, p. 172.

[9] John Gray, The New Leviathans, New York, Picardor, 2023, p. 130.

[10] Voir notamment Reinhold Martin, « The Ends of liberalism », Places, août 2024, en ligne :  https://placesjournal.org/article/the-ends-of-liberalism-patrick-deneen-new-right/?cn-reloaded=1 .

[11] Par exemple, Sharon Kuruvilla et Sourodipto Roy, « Patrick Deneen Fails to Understand the Liberal Tradition », LiberalCurrents, 26 février 2024, en ligne : https://www.liberalcurrents.com/patrick-deneen-fails-to-understand-the-liberal-tradition/.

[12] Samuel Moyn, déjà cité, p. 173.

[13] Une entrevue en français d’Andrian Vermeule, réalisée par Benjamin Boivin, est disponible. Voir « Adrian Vermeule : “Le bien commun est le plus grand bien des individus” », Le Verbe, 21 avril 2023, en ligne : https://le-verbe.com/entrevue/adrian-vermeule-bien-commun/.

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Du royalisme britannique outre-Manche  Ajouter une vignette

Marc Chevrier
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L'accueil enthousiaste réservé au nouveau roi Charles III est un témoignage de plus que la République instaurée en France en 1875 n’a pas tout à fait éteint le désir nostalgique d’un retour à la monarchie chez les Français.

Les médias français ont fait grandement écho à la visite officielle que le nouveau roi Charles III, accompagné de la reine consort Camilla, a entamée en terres françaises du 20 au 22 septembre 2023. Le programme de cette visite hautement protocolaire a été chargé en discours généreux, en parties de ping-pong, en dîners somptueux et en autres solennités, programme qui a mené le souverain britannique dans la région de Bordeaux, où une dégustation de vin écologique attendait le couple royal au château Smith Haut Lafitte. Il faut dire que ce voyage officiel du monarque britannique a été reporté, en raison des soudaines émeutes qui avaient éclaté dans plusieurs cités de l’Hexagone au cours de l’été et que le roi Charles III avait réservé la primeur de sa première sortie à l’étranger à l’Allemagne, dont il avait foulé le sol en mars 2023. La visite du couple royal en France a précédé de peu celle du pape François, qui célébra au Vélodrome de Marseille une messe à laquelle le président Emmanuel Macron a voulu assister, mais sans participer à la liturgie, un accroc à la laïcité selon certains. Un éditorialiste a observé, non sans quelque malice, que « [l]e trône, l’autel et le ballon ovale[1]» se sont croisés en quelques jours à peine en France.

La fascination pour la monarchie britannique, une passion française
Le quotidien Le Figaro a publié les résultats d’une enquête d’opinion montrant que les Français semblent avoir jugé plus favorablement la visite du pape que celle du roi Charles III, en raison notamment du dîner d’État offert par la République au monarque dans la galerie des Glaces au château de Versailles, dîner que 51 % des sondés ont désapprouvé[2]. On voit là tout le paradoxe de la politique française, dont le régime républicain cultive sans cesse le faste monarchique dans ses cérémonies officielles et dont les présidents élus se prennent pour des monarques. En ce sens, la France n’a pas vraiment rompu avec la monarchie, dont elle nourrit le fantasme par procuration, à travers la fascination pour la monarchie britannique dont la presse mondaine et les animateurs d’émissions populaires à saveur historique comme Stéphane Bern et Franck Ferrand ont fait leur miel. La République instaurée en France en 1875 n’a pas tout à fait éteint le désir nostalgique d’un retour à la monarchie, un désir néanmoins ambigu puisque les mouvements royalistes ou monarchistes en France soutiennent des prétendants concurrents, qui descendraient ou d’un Bourbon, ou d’un Orléans, ou d’un Napoléon. Selon un sondage réalisé en 2016, 39 % des Français considèrent qu’un roi à la tête de l’État produirait des effets bénéfiques sur l’unité nationale, un pourcentage en hausse par rapport à l’année 2007, où 23 % des sondés pensaient ainsi[3].

Le président Macron semble avoir lui-même caressé un désir à peine secret de restauration monarchique, lui qui, avant de s’engager dans sa première campagne présidentielle, estimait que la monarchie fournissait à la démocratie une nécessaire complétude, « car elle [la démocratie] ne se suffit pas à elle-même[4]. » C’est ce même président qui, à l’occasion d’une rencontre tenue à huis clos à Saint-Denis avec des représentants des partis français le 30 août dernier, aurait déclaré : «Ne pas pouvoir être réélu est une funeste connerie[5]. » (Depuis 2008, un président de la République ne peut cumuler plus de deux mandats consécutifs de cinq ans.) Un professeur de droit a même décrit le régime français comme une monarchie aléatoire qui alterne entre des périodes de présidentialisme, où le chef d’État agit en roi qui décide de tout, et des phases de cohabitation, où le président ressemble plutôt à un monarque constitutionnel[6].

Cependant, la constitution française interdit formellement tout retour à la monarchie, la république étant érigée en principe intangible. Mais rien n’interdit de revenir sur la limitation des mandats présidentiels, pour réinstaurer la possibilité d’un exercice plus monarchique de la fonction présidentielle, grâce à des mandats sans limite de nombre ou au rétablissement du septennat. En France, la durée du mandat présidentiel s'est révélée une affaire délicate. Souvenons-nous que Louis-Napoléon Bonaparte, élu président de la IIe République française en décembre 1848 pour un mandat non renouvelable de quatre ans, prit prétexte de ce que les députés français lui avaient refusé une révision constitutionnelle autorisant sa réélection pour perpétrer le 2 décembre 1851 un coup d’État et se faire ensuite accorder le pouvoir constituant par un plébiscite.

L’éveil du mouvement républicain au Royaume-Uni
Toujours est-il que la fascination française pour la royauté britannique, un peu attiédie depuis l’avènement de Charles III, a souvent occulté le fait de la défaveur grandissante que les Britanniques eux-mêmes éprouvent pour leur monarchie pluriséculaire. En effet, on a vu se mobiliser au Royaume-Uni un mouvement républicain de mieux en mieux organisé, et qui s’est fait remarquer notamment par des protestations pacifistes contre le couronnement de Charles III qui ont conduit à plusieurs arrestations arbitraires. « Not my king » est devenu son cri de ralliement, que plusieurs partisans du mouvement ont réussi à brandir au sein même du palais de Buckingham[7]. Pendant longtemps, d’ailleurs, la promotion, sous forme d’écrits, du républicanisme au Royaume-Uni était considérée comme un crime, punissable de prison ou de déportation, aux termes d’une vieille loi britannique de 1848 sur les crimes de félonie[8]. Il a fallu que les plus hautes instances judiciaires britanniques se prononcent en 2003 pour constater la désuétude de cette loi pénale, dont l’interprétation doit concorder avec le Human Rights Act qui incorpore en droit britannique la Convention européenne des droits de l’homme, laquelle protège la liberté d’expression[9]. Le chef de file du mouvement républicain britannique, Graham Smith, croit qu’en dépit de la popularité élevée dont jouit encore la famille de Windsor auprès des sujets britanniques, les soutiens à la monarchie pourraient rapidement décroître, notamment chez les plus jeunes, dont une grande part affiche son indifférence ou son hostilité à l’institution. De plus, Smith soutient que les Britanniques changeront d’avis quand ils s’apercevront que l’institution monarchique leur coûte beaucoup plus cher qu’elle ne leur rapporte[10]. Du reste, le quotidien The Guardian a diligenté une enquête révélant que le roi Charles III est beaucoup plus riche qu’on ne l’avait cru, fort d’une fortune personnelle estimée 1,8 milliard de livres sterling, soit environ trois milliards de dollars[11].

Il se peut aussi que les arguments des républicains britanniques trouvent plus d’échos dans la société britannique, si le parti travailliste, qui dépasse à présent largement les conservateurs dans les intentions de vote, remporte les prochaines élections générales, qui doivent avoir lieu d’ici janvier 2025. Un groupe de partisans de la République s’est même formé au sein du parti, dont le chef actuel, Keir Starmer, a déjà, dans sa jeunesse, formulé le souhait que la monarchie soit abolie dans son pays, bien qu’il ait donné ensuite des gages à la famille royale, sans doute pour rassurer son électorat. Une telle évolution marquerait un revirement dans la doctrine de ce parti qui, si socialiste qu’il fût, a pendant l’entre-deux-guerres, à l’approche du pouvoir avec Ramsay MacDonald, tourné le dos au républicanisme des premiers socialistes anglais du XIXe siècle et des fondateurs du parti[12].

Une brise républicaine souffle sur les Antilles et l’Océanie
Les médias français n’ont pas relevé que Charles III, en réservant ses premières visites à l’étranger à l’Allemagne, puis à la France, négligeait d’occuper son trône auprès des lointains royaumes sur lesquels il règne encore officiellement, de Saint-Vincent-et-Grenadines à l’Australie. Il est plausible qu’après le divorce malaisé du Brexit, le gouvernement britannique a préféré envoyer son roi en mission diplomatique chez les deux principaux partenaires de l’Union européenne dont le Royaume-Uni s’est retiré plutôt que de le voir déambuler en fanfare dans les Antilles ou en Océanie. De plus, plusieurs des royaumes outre-mer de Sa Majesté ont cédé à l’appel de la République ou en débattent. La Barbade a opté pour la République en novembre 2021 en maintenant son adhésion au Commonwealth, voie que pourraient suivre un jour le Belize, l’Antigua-et-Barbuda, la Jamaïque, l’Australie et même la Nouvelle-Zélande.

Le Québec, une république en gestation ?
Qu’en est-il de la francité nord-américaine ? Un sondage réalisé en juin 2023 pour l’Institut de recherche sur l’autodétermination des peuples et les indépendances nationales (IRAI) a révélé que les Québécois seraient favorables à 45 % (contre 33 % d’avis défavorables) à l’idée que le Québec devienne une république en remplacement de la monarchie constitutionnelle existante[13]. Celle-ci place à la tête de l’exécutif québécois un représentant du souverain britannique, soit le lieutenant-gouverneur, nommé unilatéralement par le cabinet fédéral à Ottawa. Selon ce sondage, les appuis à l’idée républicaine augmentent sensiblement dès lors qu’on traduit la république en réformes ou principes précis : 71 % des sondés désirent que le budget alloué par le Québec à son lieutenant-gouverneur soit aboli, 65 % estiment que c’est le peuple qui doit détenir le pouvoir souverain et non le monarque et ses représentants, 58 % veulent que le Québec retire de ses armoiries ses symboles royaux et impériaux, et même 53 % soutiendraient le remplacement du lieutenant-gouverneur par un président du Québec élu au suffrage universel. (On pourra lire une note d’interprétation de ce sondage préparée pour l’IRAI[14].)

Ces résultats sont d’autant plus remarquables que les médias et les partis politiques au Québec ont généralement boudé la question du régime politique, dont le parti Québécois, lequel, malgré près de 60 ans passés à promouvoir la souveraineté, n’a effectué aucun travail de pédagogie pour expliquer aux électeurs que réaliser l’indépendance signifie fonder une République québécoise. La trajectoire de ce parti fait penser à celle du parti travailliste : ces deux formations socio-démocrates ont minimisé l’importance du régime politique dans leur discours, en croyant que leur complaisance avec la monarchie accroîtrait leur respectabilité électorale. Le refus catégorique, en octobre 2022, du nouveau chef du parti Québécois, Paul St-Pierre Plamondon, et de deux autres députés de souscrire le serment d’allégeance au roi requis par la constitution canadienne marque en ce sens une certaine rupture avec le discours habituel de ce parti[15]. Quant aux formations canadianistes au Québec, qui pourraient être tentées, comme naguère Daniel Johnson et Paul Gérin-Lajoie, de défendre l’idée d’une République québécoise dans un Canada rénové, elles observent un silence embarrassé sur cette question.

Bref, il y aurait en France, beaucoup de monarchistes, et au Québec, de républicains, qui s’ignorent.

 


[1] Vincent Trémolet de Villers, « Le carosse et la citrouille », Le Figaro, 25 septembre 2023.

[2] « Les Français saluent l’accueil réservé au roi », Le Figaro, 22 septembre 2023.

[3] Michel Veron, « Près d’un Français sur trois prêt à voter pour un candidat royaliste », TF1Info, 30 août 2016, en ligne : https://www.tf1info.fr/politique/pres-d-un-francais-sur-trois-prets-a-voter-pour-un-candidat-royaliste-2000674.html.

[4] Voir l’analyse que j’en ai faite dans Marc Chevrier, « Les nouveaux états généraux du président-roi Emmanuel », Encyclopédie de l’Agora, 19 février 2019. 

[5] « La limitation des mandats présidentiels est une “funeste connerie”, tacle Emmanuel Macron », Le Figaro, 31 août 2023.

[6] Jean-Marie Denquin, La monarchie aléatoire, Paris, Presses universitaires de France, 2001.

[7] Max Foster et Sugam Pokharel, « Antii-monarchy campaigners stage protest inside Buckingham Palace », CNN, 23 septembre 2023, en ligne : https://www.cnn.com/2023/09/23/europe/buckingham-palace-protest-intl-gbr/index.html.

[8] Voir article 3 Treason Felony Act, 1848, 11 & 12 Vict, c. 12.

[9] Voir la décision de la House of Lords, R (Rusbridger and another) v. Attorney General, [2003], UKHL 38.

[10] Henry Mance, « Anti-Monarchist Graham Smith : The British royals are “tax-funded Kardashians” », Financial Times, 4 juin 2023, en ligne : https://www.ft.com/content/87f8e0f3-c085-402f-96e6-97602b323f2a.

[11] Voir « Revealed: King Charles’s private fortune estimated at £1.8bn », The Guardian, 20 avril 2023.

[12] Voir Kenneth O. Morgan, « The Labour party and the British Republicanism », e-Rea, 1.2, 2003, en ligne : https://journals.openedition.org/erea/347.

[13] Voir Rapport, « Perceptions de certains symboles politiques », sondage auprès des Québécois et des Québécoises, Léger Recherche marketing et sondage, 19 juin 2023. En ligne : https://irai.quebec/wp-content/uploads/2023/06/Le%CC%81ger-Rapport-15561-006-Ide%CC%81al-re%CC%81publicain-1.pdf.

[14] Voir Marc Chevrier, « Coup de sonde IRAI-Léger sur l’adhésion du public québécois à l’idée de “République” », IRAI no XVII, note 7, juin 2023, en ligne : https://irai.quebec/wp-content/uploads/2023/06/IRAI_Sondage_Note-7_v6-re%CC%81v.pdf.

[15] Cette fronde a abouti à l’adoption par l’Assemblée nationale d’une loi à portée constitutionnelle qui abolit l’exigence du serment pour les députés de cette Assemblée. Voir Loi visant à reconnaître le serment prévu par la Loi sur l’Assemblée nationale comme le seul serment obligatoire pour y siéger, L.Q., 2022, ch. 30.

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François, pape de l’Occident lointain  Ajouter une vignette

Marc Chevrier
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Un reportage de TV5Monde présentait également le pontife défunt comme « premier pape non occidental de l’ère moderne. »  Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu’il venait d’Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l’Occident ? Ce genre de jugements reflète aussi une certaine manière de considérer l’Occident, notion floue, fluctuante, à géométrie variable, qu’on élargit ou restreint selon les ingrédients ou les cultures que l’on aimerait voir se rapprocher ou s’éloigner les uns des autres.

La mort du pape François a déclenché une onde de choc planétaire et un tsunami de commentaires sur sa vie, son message, son pontificat. De ce flot de nouvelles ressort une affirmation surprenante, reprise par plusieurs médias, suivant laquelle François aurait été le premier pape non occidental des temps modernes. Le professeur Stan Chu Ho écrit, dans le magazine en ligne The Conversation : « Le pape François fut le premier pape originaire des Amériques, le premier pape jésuite, le premier à choisir le nom de François et le premier à venir de l’extérieur de l’Occident à l’époque moderne[1]. » Un reportage de TV5Monde présentait également le pontife défunt comme « premier pape non occidental de l’ère moderne[2]. » Un article publié dans le Wall Street Journal a souligné que l’élévation d’un Argentin à la papauté était le signe que l’Église allait prendre un tournant non occidental dans son effort de modernisation[3]. En première page du quotidien catholique La Croix, Louis Besmond de Senneville avance ceci à propos de François : « De fait, il fut le premier pape à prendre acte du grand basculement de l’Église catholique en dehors de l’Occident, identifiant clairement l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique comme synonymes de son avenir[4]. » En somme, selon ce texte et plusieurs autres qu’il serait fastidieux de citer, François a été un pape non occidental parce qu’il venait d’Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l’Occident ?

Ce genre de jugements reflète aussi une certaine manière de considérer l’Occident, notion floue, fluctuante, à géométrie variable, qu’on élargit ou restreint selon les ingrédients ou les cultures que l’on aimerait voir se rapprocher ou s’éloigner les uns des autres. Depuis la réélection de Donald Trump à la présidence américaine, plusieurs analyses ont conclu que l’Occident entrait en crise, que les États-Unis avaient renoncé à en prendre la tête ou qu’ils avaient trahi leurs alliés occidentaux de toujours pour nouer des alliances contre nature avec des puissances orientales peu recommandables comme la Russie impériale de Poutine. La journaliste Isabelle Lasserre écrit, dans le Figaro, que Donald Trump a « mis K.O. la notion d’Occident », en raison de ce qu’il a brisé l’alliance qui s’était ressoudée entre les Américains et les Européens pour défendre l’Ukraine agressée par la Russie[5]. Il a ainsi défait cet « Occident collectif » pour se rapprocher des positions poutiniennes. Pour le théologien et éditeur Jean-François Colosimo, cet Occident constitue depuis 1945 un « consortium » réunissant les États-Unis et l’Europe occidentale, qui aurait toutefois perdu toute consistance. Cette dislocation serait attribuable, d’une part, au désintérêt des Américains pour le vieux continent, et d’autre part, à l’assaut de néo-empires qui contestent à cette alliance son hégémonie. La notion d’Occident serait donc à mettre au rancart, « c’est un concept imaginaire, mobile et, à la fin, vide », affirme-t-il sans ambages.

Pendant longtemps, l’Occident se définissait par rapport à l’Orient, autre notion floue, s’il en est. Historiquement, l’Occident correspondait à la partie ouest de l’Empire romain, divisé en deux après la mort de l’empereur Théodose en 385.

Toujours est-il que l’idée d’Occident n’est pas près de disparaître, soit qu’on l’invoque, parce que l’on craint sa disparition, son déclassement, sa décadence, soit qu’il est accusé de crimes, d’actes de colonialisme et de déprédation, d’avoir exporté sa civilisation au mépris de celles qu’il a éclipsées par sa force et sa superbe. Retenons des propos de Colosimo que l’Occident constitue une notion « mobile ». Depuis la guerre de la Russie contre l’Ukraine, ce dernier apparaît souvent tel un club atlantiste, une alliance de l’Atlantique Nord, qui se distingue par son adhésion, certes discutée, aux principes de la démocratie libérale. Contre lui se dresseraient la Russie néo-tsariste de Poutine, renouant avec le byzantinisme fusionnel du pouvoir et de l’autel, ainsi que ce nouveau conglomérat géopolitique, appelé désormais le Sud global, qui comprendrait l’Amérique latine, l’Afrique et une bonne portion de l’Asie. Pendant longtemps, l’Occident se définissait par rapport à l’Orient, autre notion floue, s’il en est. Historiquement, l’Occident correspondait à la partie ouest de l’Empire romain, divisé en deux après la mort de l’empereur Théodose en 385. L’empire de Charlemagne, puis le Saint-Empire romain germanique ravivèrent à leur manière l’idée d’un bloc occidental, distinct d’un Orient byzantin et orthodoxe, passé en partie à l’Islam après la chute de Constantinople en 1453. La pratique de la religion orthodoxe a cependant cessé de servir au partage entre l’Occident et l’Orient, tel qu’en témoigne la volonté de nombreux orthodoxes ukrainiens de se rattacher aux démocraties européennes, qu’ont rejointes déjà la Roumanie, la Grèce et la Bulgarie. De même, l’Occident a traversé l’Atlantique, puisqu’on y range d’emblée les États-Unis, longtemps considérés comme son chef de file avant la réélection de Donald Trump en novembre 2024, ainsi que le Canada. Certains y intègrent même l’Australie, la Nouvelle-Zélande, voire le Japon, occidentalisé par sa capitulation en 1945. Mais pourquoi faudrait-il que l’Occident s’arrête au Rio Grande ?

À l’inverse de Colosimo, certains ont tenté de donner quelque consistance à la notion d’Occident, comme l’historien des idées politiques Philippe Nemo. L’historien renonce au projet de rattacher l’Occident à un territoire ou à des peuples en particulier. Il s’agit avant tout d’une forme civilisationnelle qui a émergé à travers une série de révolutions politiques et de métamorphoses sociales et religieuses, lesquelles avaient eu pour point de départ le « miracle » de la cité grecque et l’humanisme juridique romain. L’apport décisif du christianisme, puis les révolutions démocratiques survenues en Hollande, en Angleterre, aux États-Unis et en France, ainsi qu’ailleurs en Europe, ont façonné peu à peu une « culture successivement portée par plusieurs peuples[6]. » Cette culture aboutit au projet moderne de la démocratie libérale, que certains pays incarneraient mieux que d’autres. Il est clair que dans l’esprit de Nemo, l’Occident est constitué d’un noyau dur, formé de l’Europe occidentale (mais point entièrement la Grèce à son avis) ainsi que du Canada et des États-Unis. « Toutes ces sociétés sont occidentales en profondeur[7] », écrit Nemo dans son texte publié en 2004. Peut-être faudrait-il réviser le jugement de Nemo sur ces pays, au vu de l’engouement pour les idées de décolonialisme et de désoccidentalisation parmi une fraction influente des élites intellectuelles qui voient dans l’Occident davantage un legs embarrassant à dissoudre qu’un héritage à cultiver.

Nemo définit ensuite les pays proches de l’Occident, parmi lesquels il range l’Amérique latine. Les raisons qui le conduisent à introduire une certaine distance entre elle et lui sont les suivantes. L’Espagne et le Portugal ont colonisé certes une bonne partie des Amériques, mais sans avoir intégré, au contraire de l’Angleterre et de la France, tous les éléments sociohistoriques qui seront déterminants pour la naissance de la démocratie libérale. Il existe encore dans cette Amérique de fortes communautés autochtones, « peu transformées en profondeur par la culture des pays colonisateurs[8] » ; puis, ce sous-continent s’éloignerait de l’Occident par la prégnance du marxisme dans plusieurs pays, sans compter le régime communiste de Castro à Cuba.

Disons que les motifs avancés par Nemo pour ne pas intégrer l’Amérique latine dans l’Occident sont plutôt faibles. On peut comprendre qu’un libéral comme Nemo abhorre le marxisme, mais il demeure que celui-ci est né en l’Occident, avant de s’exporter ensuite hors de lui, jusqu’en Chine. L’ouvrage Qu’est-ce que l’Occident ? postule que les Anglo-Saxons ont mieux réussi dans la voie de la modernité que les Latins, une assertion fort discutable. Il donne même en exemple les Canadiens français, qui auraient pu connaître le sort de l’Amérique latine, n’était l’intervention salutaire des Anglais, qui auraient tardivement « appliqué à leurs sujets francophones les principes démocratiques et libéraux qu’ils s’appliquaient à eux-mêmes[9]. » (En somme, Nemo reprend ici la bonne vieille thèse impériale chère à Pierre-Elliott Trudeau qui présume que le Canada français, étant prétendument incapable d’arriver à la démocratie par lui-même, doit être mis en tutelle par un peuple plus avancé.)   

Mais que dirait un Latino-Américain de cette discussion ? Considérons les propos de l’écrivain mexicain et prix Nobel de littérature, Octavio Paz, qui revendique le rattachement plénier de l’Amérique latine à l’Occident. Il écrit : « Un Iranien, un Hindou ou un Chinois appartiennent à des civilisations différentes de celle de l’Occident. Nous, Latino-Américains, nous parlons espagnol ou portugais : nous sommes ou avons été chrétiens ; nos coutumes, nos institutions, nos arts et nos littératures viennent directement d’Espagne et du Portugal. C’est pourquoi nous représentons un des pôles américains de l’Occident : le second est constitué par les États-Unis et le Canada[10]. » Au contraire de Nemo, Paz ne voit pas dans la présence de communautés indiennes et noires des éléments disqualifiants pour participer à l’Occident. S’il reconnaît que le Portugal et l’Espagne ont transplanté dans leurs colonies américaines des institutions, une religion et des traditions intellectuelles pétries d’antimodernisme et que les indépendances latino-américaines ont souvent débouché sur des démocraties peu viables, il estime néanmoins que l’impérialisme américain a posé un redoutable obstacle à l’élan de modernisation des pays latino-américains, dont les États-Unis ont soutenu les tyrans. Dans la poésie de Paz, on voit l’histoire européenne se métisser avec celle du Mexique, la destruction de Ninive annoncer la chute de Moctezuma insomniaque devant Cortès, l’Iliade tragique de Homère conduire à la mort de Socrate, ainsi qu’à l’exécution de Robespierre, à la défaite d’un général espagnol à la bataille de Trafalgar et aux assassinats de Lincoln dans un théâtre, de Trotski à Mexico sur commandite de Staline, et du président mexicain Francisco Madero en 1913[11]. Il faut avoir séjourné à Mexico, cette ville-univers, pour saisir qu’elle compose un immense miroir de l’Occident, riche en contradictions, lequel s’est redéployé, après la rencontre, douloureuse et fracassante, avec une ancienne civilisation méso-américaine.   

Mais que dirait un Latino-Américain de cette discussion ? Octavio Paz écrit : « Nous, Latino-Américains, nous parlons espagnol ou portugais : nous sommes ou avons été chrétiens ; nos coutumes, nos institutions, nos arts et nos littératures viennent directement d’Espagne et du Portugal. C’est pourquoi nous représentons un des pôles américains de l’Occident : le second est constitué par les États-Unis et le Canada. »

On a déjà dit de l’Amérique latine qu’elle forme l’Extrême-Occident[12]. L’extrémité de cette Amérique peut se comprendre au sens géographique — par rapport à un centre supposé européen ou nord atlantiste — comme au sens figuré, en tant que continent qui exacerbe des traits propres à l’Occident. Le pontificat de François a soudain mis en évidence que la vieille Église romaine pouvait se renouveler en appelant à sa tête un enfant de l’Occident lointain, de l’Occident périphérique — comme l’aurait peut-être dit lui-même Jorge Mario Bergoglio, né dans un faubourg de Buenos Aires, de parents d’ascendance italienne, dont le père, immigré du Piémont. Pendant des siècles, l’Italie et l’Espagne se rencontrèrent à travers le royaume des Deux-Siciles, qui vit le sud de l’Italie tomber sous la dépendance du roi d’Aragon, puis de la couronne espagnole, malgré quelques interruptions. Les deux pays se retrouvèrent de nouveau en Argentine, où les éléments les plus humbles de l’Italie immigrèrent en masse. Ce qu’a évoqué le pape François dans l’encyclique Fratelli Tutti : « En Argentine, la forte immigration italienne a marqué la culture de la société, et parmi les traits culturels de Buenos Aires la présence d’environ deux cent mille Juifs prend un relief important. » Le pape cite le cas de l’Argentine pour convaincre les États-Unis de ne pas craindre l’apport civilisateur des Latino-Américains : « la culture des latinos est “un ferment de valeurs et de possibilités qui peut faire beaucoup de bien aux États-Unis. […] Une forte immigration finit toujours par marquer et transformer la culture locale[13].” » Il est clair que l’Amérique états-unienne est actuellement divisée sur ses racines et son avenir : soit qu’elle prenne exemple du métissage argentin pour mêler davantage Latins, Anglo-Saxons et d’autres peuples encore, soit qu’elle se recentre sur son fonds anglo-saxon, pour minimiser la greffe latine venue du sud.

François fut aussi le premier pape jésuite. On a fait des bilans contrastés de la Compagnie de Jésus fondée par le Basque Iñigo de Loyola. Or, les premiers artisans de la Compagnie se distinguèrent par un désir dévorant d’Orient, qui poussa des missionnaires intrépides, comme François-Xavier et Matteo Ricci, à la rencontre de l’Indonésie, des Indes, du Japon et de la Chine. Ces hommes incarnaient, soutient l’historien Jean Lacouture, un christianisme renouvelé par l’esprit de la Renaissance, qui allie curiosité et soif de connaissance et que meut « une tension inlassable vers l’autre[14]. » Voilà qui définit bien l’apostolat du pape François qui, par ses missions et ses voyages, jusqu’en Papouasie–Nouvelle-Guinée, a porté à son zénith cet esprit explorateur des marges, des périphéries, sans lequel l’Occident serait resté rabougri.

L’auteur vient de publier chez Médiaspaul Les religions auprès de la cité

 

 

 

[1] Stan Chu Ho, « Pape François : pourquoi son pontificat a marqué l’Afrique, les pauvres et les marginalisés du monde », The conversation, 3 mars 2025, en ligne : https://theconversation.com/pape-francois-pourquoi-son-pontificat-a-marque-lafrique-les-pauvres-et-les-marginalises-du-monde-251166.

 

[2] Christian Eboulé, « Mort du pape François : quel bilan pour l’Afrique? », TV5Monde, 22 avril 2025, https://information.tv5monde.com/afrique/mort-du-pape-francois-quel-heritage-pour-lafrique-2770960.

[3] Walter Russel Mead, « The misunderstood Pontiff », Wall Street Journal, 22 avril 2025.

[4] « Le pape qui voulait réforme l’Église », La Croix, 22 avril.

[5] Isabelle Lasserre, « Donald Trump a mis K.O. la notion d’Occident », Le Figaro, 8 mars 2025.

[6] Philippe Nemo, Qu’est-ce que l’Occident? Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 9.

[7] Ibid., p. 108.

[8] Ibid., p. 110.

[9] Ibid., p. 151.

[10] Octavio Paz, Une planète et quatre ou cinq mondes, Paris, Gallimard, 1985, p. 189.

[11] Voir le poème « Pierre de soleil » (1957), dans Octavio Paz, Liberté sur parole, Paris, Gallimard, 1971.

[12] Alain Rouquié, Amérique Latine. Introduction à l’Extrême-Occident, Paris, Seuil, 1987, 439 p.

[13] Pape François, Lettre encyclique Fratelli Tutti, par. 135, 3 octobre 2020, site du Vatican : https://www.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20201003_enciclica-fratelli-tutti.html.

[14] Jean Lacouture, Jésuites. Une multibiographie, 1. Les conquérants, Paris, Seuil, 1991, p. 313.

Constitution québécoise

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Marc Chevrier
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Projet de loi 96: beaucoup de bruit pour bien peu de musique

D’après Pascal, il y a deux infinis qui donnent à l’homme le vertige. Celui de l’infiniment grand, celui de l’infiniment petit. En lisant la proposition de changement constitutionnel contenue dans le projet de loi 96 déposé par le gouvernement de la Coalition Avenir Québec, qui doit rénover la Charte de la langue française[1], on est pris de vertige. Mais contrairement aux projets ambitieux de réforme constitutionnelle ou même d’accession à l’indépendance que les gouvernements québécois ont osé avancer pour atteindre à plus de grandeur, de liberté, de maîtrise du destin national, ce projet-ci se contente de peu, d’infiniment peu. Quelque vingt-cinq ans après le refus des Québécois d’embrasser l’indépendance en 1995, voilà qu'on propose de modifier une partie de la Loi constitutionnelle de 1867, l’ancien Acte de l’Amérique du Nord britannique à l’origine du Canada créé en 1867, pour y mentionner que le Québec forme une nation et que le français est sa langue officielle. Or, cette partie, soit la Partie V, ne concerne que les constitutions internes particulières à certains États provinciaux, dont le Québec et le l’Ontario. Le gouvernement du Québec plaide qu’il peut unilatéralement modifier cette partie V, puisque plusieurs des dispositions existantes et celles qu’il pourrait y ajouter ne regardent que la constitution propre au Québec, c’est-à-dire son ordre interne à lui. Le Québec a lui-même légiféré à l’égard de cette partie V en 1969, quand il s’est agi pour lui d’abolir son Conseil législatif, deuxième chambre devenue vétuste.

Par cet expédient de l’amendement unilatéral, on évite de recourir à la procédure générale de modification, lourde et incertaine, qui mobilise le parlement fédéral et les législatures des États provinciaux. On contourne aussi la procédure dite « bilatérale » que le Québec a utilisée en 1999 pour abolir la confessionnalité de ses commissions scolaires et qui nécessite le concours du parlement fédéral. Cependant, les changements que le Québec voudrait apporter à la partie V n’auraient aucune portée canadienne, opposable ni au gouvernement fédéral, ni aux autres États provinciaux, ni aux Territoires. Ils ne prendraient donc pas place dans la constitution fédérale, celle dont la valeur prépondérante, de « loi suprême », domine tout l’échiquier politique canadien. En somme, après que le Québec eut tenté de se faire reconnaître comme « société distincte » dans la portion suprême et opposable à tout le Canada de la Loi de 1867 à l’occasion des accords du lac Meech et de Charlottetown (1987-1992), le Québec s’octroie à lui-même une reconnaissance de son caractère national, sans valeur effective à l’égard du pays en entier. C’est une autoreconnaissance dans un boudoir, une gratification sans écho, un petit cri d’affirmation nationale étouffé dans le silence froid et éternel des espaces infinis canadiens. Le journaliste Antoine Robitaille, à l’époque où il était éditorialiste au quotidien Le Devoir, avait évoqué en 2014 un « mini-Meech »[2], pour désigner des décisions de la Cour suprême qui accordaient au Québec des compensations partielles pour les garanties qu’il n’avait pas pu obtenir avec l’accord du lac Meech : l’assurance qu’on ne pourra nommer un juge de la Cour fédérale à l’un des trois postes réservés au Québec à la Cour suprême, et qu’on ne peut réformer le Sénat sans l’accord du Québec sur des points essentiels. Après le « mini-Meech » judiciaire, voici venir le « nano-Meech » d’une nation parlant français, mais pesant d’un poids infime dans la constitution canadienne. Cette minorisation extrême du Québec dans l’ordre constitutionnel va de pair avec celle qu’on observe sur le plan démographique et politique. Formant plus du tiers de la population du Canada en 1867, près de 29 % en 1961, les Québécois ne formaient plus que 22,6 % de cette population en 2019. Leur poids chuterait à près de 20 % en 2043, un seuil critique pour les minorités nationales enfermées dans un empire fédéral. Des pressions s’exercent d’ailleurs sur le gouvernement fédéral canadien pour qu’il hausse ses quotas annuels d’immigration, déjà parmi les plus élevés au monde, afin que la population du pays atteigne 100 millions en 2100, au lieu de 50 millions. Au reste, depuis les élections fédérales de mai 2011, qui ont porté au pouvoir les conservateurs de Stephen Harper, on sait que désormais un parti fédéral peut former un gouvernement majoritaire à Ottawa en se passant du Québec.

Sans attendre, le gouvernement fédéral a annoncé qu’il avaliserait la manœuvre québécoise d’autoreconnaissance, au vrai inoffensive. Il a flairé une bonne affaire, à ne pas laisser filer. De toute évidence, cette manœuvre ne changera rien, pas un iota, à l’ordre constitutionnel canadien, toujours aussi gelé depuis l’arrêt des grandes rondes de réforme constitutionnelle. Gel relatif toutefois, qui laisse aux tribunaux la liberté d’y ajouter ce qu’ils veulent, comme l’a fait dernièrement le juge Blanchard dans son jugement invalidant partiellement la Loi sur la laïcité de l’État, au nom entre autres du prétendu droit des commissions scolaires anglaises de choisir le régime de laïcité applicable à leurs écoles, comme si ces commissions formaient un gouvernement parallèle, soustrait à l’autorité de l’Assemblée nationale en matière de religion.

Si reconnaître le Québec comme nation dans la partie V de la Loi de 1867 est sans conséquence juridique véritable, elle comporte cependant des périls politiques qui méritent considération. Depuis le début des années 1960, le Canada anglais, confronté aux aspirations à l’autonomie du Québec, s’est posé la question : « What does Quebec want? ». Or, avec la proposition d’amender la constitution interne du Québec encore greffée à la Loi constitutionnelle de 1867, le Canada anglais risque de voir la chose comme une reddition. On comprendra, à Calgary, à Toronto et à Ottawa, qu’après des décennies de palabres constitutionnelles et de remous référendaires, le Québec ne réclame plus de changement substantiel à son statut politique, ni par le fédéralisme renouvelé ni par l’indépendance. Il règle au rabais, par la plus symbolique des mesures. D’où, sans doute, l’empressement avec lequel le gouvernement de Justin Trudeau, flanqué de ses stratèges et légistes, a donné sa bénédiction à cette trouvaille qui permet de faire oublier que le Québec n’a toujours pas adhéré à la réforme constitutionnelle qui lui a été imposée en 1982 et de repousser aux calendes grecques toute tentative de réparation, sur laquelle les gouvernements québécois, du reste, n’insistent plus. 

Depuis le début des années 1960 également, il est question dans le débat public que le Québec adopte sa propre constitution écrite, même en tant qu’État fédéré, comme cela est la norme dans la plupart des fédérations. Au lieu de donner corps à ce projet latent, le gouvernement Legault laisse en état la constitution actuelle du Québec, qui compose un ramassis illisible de lois et de conventions dispersé dans une foule de textes, fouillis qu’il gratine d’un petit supplément.

Par ailleurs, en procédant à ce changement, le Québec introduit deux articles bilingues dans un texte demeuré officiellement anglais. Peu de gens savent que la Loi constitutionnelle de 1867 existe sans version officielle française : celle que l’on trouve dans les sites législatifs et qu’on l’on cite dans les décisions judiciaires n’est qu’une codification administrative du ministère fédéral de la Justice. L’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit que le ministre fédéral doit préparer sans délai une version française des textes constitutionnels canadiens édictés en anglais seulement. Un projet de traduction a été déposé auprès du parlement fédéral en 1990, mais est resté sans suite. Il n’a suscité ni discussion publique ni réelle réaction du gouvernement du Québec. Or, ce projet comporte des choix de traduction contestables[3], et le Québec pourrait faire valoir sa propre traduction, plus conforme à l’esprit de l’union canadienne de 1867 et au génie de la langue française. Si le Québec procède aux changements annoncés de la partie V de la loi 1867 sans pourvoir à sa traduction en totalité en français, on pourra même interpréter son geste comme une renonciation à la version française attendue de cette loi fondamentale. Pourtant, l’article 55 ne lui enlève guère la faculté de proposer, par une résolution de modification de la constitution, une version française de tout ou partie des textes constitutionnels demeurés unilingues anglais, plus d’une vingtaine en tout. Au surplus, ajouter deux petits articles bilingues à une loi dont presque toutes les dispositions, y compris les annexes, se présentent encore en version anglaise seulement, produirait un méli-mélo cocasse, un texte biscornu qui accréditerait l’idée que le bilinguisme ne vaut que pour le Québec dans son modeste ordre interne, la première loi fondamentale du pays s’énonçant en anglais uniquement. 

Si le gouvernement est sérieux dans son entreprise de modifier la loi de 1867, il devra alors songer à accompagner son projet d’amendement d’une version française officielle de cette loi tout entière, préparée par ses meilleurs légistes, et la faire ratifier par un vote de l’Assemblée nationale, sous la forme d’une résolution de modification constitutionnelle. Ce serait une belle façon de contrer la version française préparée par Ottawa, devenue dormante, conformément à l’article 55 LC 1982. Celui-ci soumet l’adoption de la version française de la Loi de 1867 à la procédure de modification constitutionnelle, ce qui n’enlève donc pas au Québec l’initiative en la matière. De plus, le gouvernement pourrait faire adopter par l’Assemblée nationale une résolution affirmant que son adhésion officielle à la loi 1982 n’est toujours pas acquise. S’il était malin, il pourrait même inscrire cette non-reconnaissance dans la partie V de la loi de 1867. Qui sait, dans les petits détails se cachent parfois des étincelles de grandeur.

 

Marc Chevrier

 


[1] Projet de loi no 96, Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, Assemblée nationale du Québec, 42e législature, 1ère session, mai 2021.

[2] Antoine Robitaille, « Mini-Meech », Le Devoir, 26 avril 2014, https://www.ledevoir.com/opinion/editoriaux/406608/renvoisurles .

[3] Voir mon article, De la liberté du Québec à l’indépendance… de Terre-Neuve, Encyclopédie de l’Agora, 18 novembre 2013.

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La France et son parlement empêché  Ajouter une vignette

Marc Chevrier
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Là où en Europe, on voit un président élu côtoyer un premier ministre responsable devant la chambre nationale, comme en Finlande, au Portugal et en Autriche, on a dû se résoudre à limiter ou à abaisser la fonction présidentielle pour consolider l’autorité du premier ministre. La France a suivi le chemin inverse, soit empêcher son parlement, et donc son premier ministre, pour conserver la grandeur et l’immunité présidentielles.

La réouverture, en grande pompe, de Notre-Dame de Paris le 7 décembre dernier, plus de cinq ans après l’incendie qui en avait dévoré les entrailles et fait s’effondrer la flèche édifiée selon les plans de Viollet-le-Duc, a fait resplendir la France meurtrie par cette catastrophe et aujourd’hui ragaillardie par la reconstruction spectaculaire de la cathédrale chantée par Victor Hugo. Le président de la République française, Emmanuel Macron, à son meilleur dans les fastes cérémonieux de la commémoration et de la solidarité nationale, a touché les dividendes d’un pari, il faut en convenir, audacieux, soit la restauration à l’identique de Notre-Dame, en cinq ans. Cependant, si le monde entier avait les yeux braqués sur le nouveau président élu des États-Unis, Donald Trump, assis au premier rang aux côtés de Brigitte Macron et de quelques figures des royautés européennes, les médias n’ont pas manqué de rappeler que cette réouverture majestueuse cachait à peine les misères de la Ve République, qui venait de perdre, quelques jours auparavant, son gouvernement. Il s’agissait de celui de Michel Barnier, renversé par une motion de censure le 4 décembre, après seulement 89 jours en fonction, ce qui en fait le gouvernement le plus éphémère qu’ait compté la Ve République française. 

Depuis la naissance de cette république en octobre 1958, le curieux régime qui en est sorti a soulevé un problème de classification. Car ce régime combine deux logiques difficiles à concilier. Tout d’abord, le présidentialisme, qui met au centre du jeu politique un monarque républicain, élu directement par le peuple français à partir de 1965 ; puis le parlementarisme, qui offre au président qui surplombe les institutions le renfort d’un premier ministre responsable, avec son gouvernement, devant la députation nationale. Il est acquis qu’en régime parlementaire, le président ou le monarque constitutionnel s’efface devant le premier ministre, qui est à la fois le chef du parti majoritaire ou dominant à la chambre et le chef effectif du gouvernement. Rien de tel en France ; sauf en période de cohabitation le privant d’une majorité à l’Assemblée nationale, le président exerce les prérogatives les plus éminentes du gouvernement et ravale le premier ministre au rôle d’intendant, qui donne forme aux volontés présidentielles. Ce système, appelé « semi-présidentiel », maintient au sommet de l’exécutif deux têtes concurrentes, mais inégales en autorité.

Cependant, la formule que certains publicistes ont avancée, le « parlementarisme empêché[1] », qualifie mieux ce système déroutant. Le premier élément d’empêchement réside dans la nature du mandat confié au président de la République en France. Censé voir à la continuité de l’État et agir hors de l’influence des partis, le président échappe à tout contrôle, à toute censure parlementaire. Il est irresponsable politiquement. Or, dans un régime parlementaire, si puissant que devienne le premier ministre, il exerce sa magistrature sous la vigile constante de la chambre élue, s’exposant à la critique, et parfois, à la censure de l’opposition. En France, les débats à l’Assemblée nationale et au Sénat transpirent quelque chose d’irréel. Les partis d’opposition visent, à travers la critique du gouvernement présent en chambre, un grand absent, le président, qui lui n’y apparaît jamais et ne répond à aucune de leurs questions, sauf quand il lui chante d’orchestrer une entrevue télévisée. Ce qui dévalue le travail parlementaire et diminue la stature du parlement face à un prince sacré par l’onction populaire qui ne rend de comptes à personne. Le seul moment où le président comparaît devant les parlementaires, c’est à l’occasion du discours qu’il peut décider, de son propre chef, de prononcer devant tous ces derniers réunis, députés et sénateurs, requis de se déplacer en congrès à Versailles. Par cet exercice de discours-spectacle, le président lie sa déclaration solennelle pour se retirer aussitôt après de la scène, en laissant ensuite les parlementaires en discuter, sans lui, et sans pouvoir voter sur ce qu’ils ont entendu. Depuis que cette procédure de la déclaration présidentielle a été introduite en 2008, les présidents Sarkozy et Hollande y ont recouru une fois chacun, et le président Macron, plus soucieux de sa mise en scène égotique, deux fois.

Un régime parlementaire confie normalement le choix du premier ministre aux forces partisanes existantes en chambre à la suite des élections ou de la chute du gouvernement. Le président ou le monarque constitutionnel se contente de ratifier le candidat issu de ces forces et qui s’avère apte à diriger un gouvernement majoritaire ou viable à l’assemblée. En France, la nomination du premier ministre étant la prérogative du président, celui-ci ne laisse guère les forces politiques à l’Assemblée pourvoir le poste de chef du gouvernement, ainsi qu’on l’a vu au lendemain des élections législatives françaises de l’été 2024 ou plus récemment, le 13 décembre, avec la nomination de François Bayrou comme premier ministre, issu d’un parti allié au parti présidentiel. Un président français nomme son premier ministre tel un magicien sortant un lapin de son chapeau.

Hors France, une fois un premier ministre aux commandes, il reste en poste jusqu’à ce qu’il perde la confiance du parlement ou de son parti ; le président ou le monarque constitutionnel n’intrigue pas en coulisse pour le démettre de ses fonctions. À l’inverse, en France, un premier ministre, même en symbiose idéologique avec le président, s’expose continûment au risque d’être relevé de ses fonctions, bien que le président de la République ne puisse formellement le forcer à démissionner. Cependant, son autorité est telle qu’il obtient aisément la démission des premiers ministres dont il ne veut plus, tel un enfant se lassant d’un jouet devenu ennuyeux ou encombrant. On pense en particulier au cas d’Élisabeth Borne, dont Emmanuel obtint le congédiement pour rajeunir son gouvernement en nommant le trentenaire Gabriel Attal en janvier 2024, comme au cas d’Édouard Philippe, premier ministre de mai 2017 à juillet 2020, remplacé par Jean Castex. Par ailleurs, dans un régime parlementaire fonctionnel, le premier ministre est souvent chef de parti, et doit son ascension à l’autorité qu’il exerce sur ce dernier. Les premiers ministres en France sont fréquemment des technocrates, avec plus ou moins d’expérience parlementaire, que le président désigne pour l’assister et non pour lui faire ombrage.

On observe qu’en régime parlementaire, le premier ministre est maître du calendrier électoral et peut, librement ou à certaines conditions, déclencher des élections anticipées. Le président français, maître des horloges, décide de la dissolution de l’Assemblée nationale, avec pour seule contrainte d’attendre un an avant de prononcer une autre dissolution. Si le scrutin législatif anticipé aboutit à une majorité défavorable au président en place, celui-ci conserve néanmoins son poste, alors qu’ailleurs, un premier ministre défait aux élections démissionne. Il est d’ailleurs amusant de penser que le Président vient de nommer, en remplacement de Michel Barnier, le centriste François Bayrou, lequel, plus jeune, prônait la démission du président de la République en cas de défaite de son parti aux élections législatives, ce que Macron a refusé de faire après le désaveu essuyé aux législatives de l’été 2024[2].

Autre élément de comparaison : la stabilité des partis, qui clarifie l’offre électorale et les prépare à l’exercice du pouvoir. En France, depuis 1958, les partis se créent et se défont incessamment, soumis aux luttes intestines que provoquent les ambitions présidentielles des uns et des autres, prêts à former leur propre véhicule électoral, comme le fit d’ailleurs Emmanuel Macron quand il était ministre du président Hollande, en créant ex nihilo en 2016 le mouvement En Marche, fer de lance de sa candidature aux présidentielles de 2017.

Enfin, la constitution de la Ve république prévoit des mécanismes profitant à l’exécutif, conçus pour brider les pouvoirs des parlementaires, dont le fameux article 49.3, qui permet au premier ministre de forcer l’adoption d’un texte législatif à moins que l’Assemblée nationale, saisie d’une motion de censure dans les vingt-quatre heures, ne retire sa confiance au gouvernement. La censure adoptée par cette assemblée le 4 décembre dernier et celle d’octobre 1962 votée contre le gouvernement de Georges Pompidou demeurent des événements rares qui attestent, non la prééminence du Parlement français, mais sa dépendance structurelle à l’égard d’un chef d’État irresponsable et invisible en chambre.  Là où en Europe, on voit un président élu côtoyer un premier ministre responsable devant la chambre nationale, comme en Finlande, au Portugal et en Autriche, on a dû se résoudre à limiter ou à abaisser la fonction présidentielle pour consolider l’autorité du premier ministre. La France a suivi le chemin inverse, soit empêcher son parlement, et donc son premier ministre, pour conserver la grandeur et l’immunité présidentielles. Peut-être que le président Macron, sorti affaibli de la dissolution malavisée qu’il a ordonnée le 9 juin 2024, devra se résoudre à ce que son nouveau premier ministre, François Bayrou, devienne le capitaine véritable de l’exécutif, si le centriste et maire de Pau, petite commune des Pyrénées françaises non loin de Lourdes, parvient à s’imposer et à se maintenir au pouvoir au-delà d’une saison.

 


[1] Voir notamment Michel Soudais, « La faute du Conseil constitutionnel », Politis, 15 avril 2023, en ligne : https://www.politis.fr/articles/2023/04/la-faute-du-conseil-constitutionnel/ ; de même Alexis Fourmont, « Et si on abolissait le ministère des Relations avec le parlement? », FigaroVox, 20 mars 2024, en ligne :  https://www.lefigaro.fr/vox/politique/et-si-on-abolissait-le-ministere-des-relations-avec-le-parlement-20240320 .

[2] « Quand François Bayrou prônait la démission du président de la République en cas de défaite aux législatives », Le Figaro, 15 décembre 2025, en ligne : https://www.lefigaro.fr/politique/quand-francois-bayrou-pronait-la-demission-du-president-de-la-republique-en-cas-de-defaite-aux-legislatives-20241215 .

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La guerre sainte de Poutine  Ajouter une vignette

Marc Chevrier
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Un regard géopolitique sur les racines religieuses d’un conflit. Compte-rendu de lecture de l'ouvrage de Sébastien Boussois et Noé Morin, La guerre sainte de Poutine (Paris, Passés composés, 2023)

Il s’est publié beaucoup d’ouvrages déjà sur la guerre déclenchée par le président Poutine en Ukraine le 24 février 2022. Dans la flopée des ouvrages parus s’en distingue un dont le ton et le propos tranchent avec les analyses tactiques et stratégiques que bon nombre de généraux, de colonels à la retraite et de spécialistes des relations internationales ont diffusées par divers médias. Le titre de cet ouvrage clair et concis en indique sans détour la teneur : La guerre sainte de poutine[i]. Or, ses deux auteurs ne sont ni théologiens ni sociologues ou philosophes des religions ; l’un, Sébastien Boussois, est politologue, l’autre, Noé Morin, un jeune spécialiste de la Russie, et tous deux cherchent à renouveler la géopolitique, en accordant à la religion l’importance qui lui revient pour l’étude des conflits entre nations. Pour les deux auteurs, les explications les plus usitées en géopolitique pour élucider les origines des conflits se sont avérées bien peu utiles pour comprendre une guerre qui a pris les états-majors et les chancelleries par surprise et qui semble être menée en dépit de tout bon sens stratégique avec un entêtement confinant à l’irrationnel.

Il importe dès lors de se placer à un autre plan, celui du temps long, et de considérer une autre dimension, celle du destin de la Russie, éclairée par sa trajectoire religieuse. Dans cette guerre qui n’est pas que politique, mais aussi « civilisationnelle », se profile le vieux rêve messianique russe qui s’évertue à vouloir « parachever l’union des peuples slaves » et à accomplir ainsi cette prophétie qui voit dans Moscou la troisième Rome, après celles de l’Antiquité et de Byzance. Les deux auteurs s’écartent donc de l’approche géopolitique traditionnelle, car selon eux, « la nation russe est bien plus unie par sa foi commune dans l’orthodoxie chrétienne que par une vague et distante idée de la politique. » Que cette guerre ait revêtu un caractère religieux par la bénédiction reçue du patriarche Kirill de Moscou ne signale pas un simple fait rhétorique, un habillage habile qu’un pouvoir tyrannique sans scrupules utilise à ses fins. Les auteurs ne nient pas qu’il y ait dans cette guerre une grande part de manipulation, cependant, comme ils le montrent avec brio, la « symphonie de pouvoirs » célébrée jadis par Byzance et que donne à voir la collaboration intime de l’Église orthodoxe russe avec le pouvoir poutinien n’entraîne pas la subordination de la première au deuxième, bien au contraire. Plutôt que de recevoir le discours du président Poutine comme de la simple « écume » propagandiste, il y a lieu, au contraire, de prendre au sérieux ce discours, et de reconnaître la part d’idéal qu’il recèle, irréductible aux simples intérêts qui semblent le motiver. L’idéalisme sous-jacent au discours poutinien a pour réciproque celui des Occidentaux, qui voient dans la guerre poutinienne en Ukraine une atteinte à leur propre modèle de civilisation.

On pourrait croire que la longue expérience russe du communisme aurait à jamais rivé l’exercice du pouvoir au rationalisme froid, auquel on a d’ailleurs associé l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 1999. Pourtant, dès la présidence de Boris Eltsine, des voyants et des astrologues viennent prêter main-forte au Kremlin, conformément à une vieille tradition tsariste qui s’appuie sur l’occultisme pour gouverner. La présidence de Poutine coïncide avec le retour de la foi orthodoxe, mais il n’est pas clair que l’Église orthodoxe ait elle-même rompu avec les pratiques occultistes, dans un pays où les mages, les sorciers et les guérisseurs abondent. Même l’actuel ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, est soupçonné d’accointances avec le chamanisme. En réalité, l’émergence de l’Église orthodoxe comme principale force spirituelle du pays s’avère un phénomène relativement récent, au point que, soulignent les auteurs, chamanisme et christianisme rivalisent d’influence au sein des forces armées. L’ascension de l’Église orthodoxe, après sa proscription communiste, sert certes les plans de Moscou ; elle répond toutefois au désir d’une grande partie des Russes eux-mêmes.

On pourrait croire que la longue expérience russe du communisme aurait à jamais rivé l’exercice du pouvoir au rationalisme froid. Pourtant, dès la présidence de Boris Eltsine, des voyants et des astrologues viennent prêter main-forte au Kremlin.

Une petite histoire du christianisme en Russie
La compréhension des « ressorts spirituels » de la politique en Russie nécessite de retourner aux circonstances de sa christianisation. Au IXe siècle avant J.-C., une dynastie d’origine scandinave, les Riourikides, fonde un nouveau royaume, la Rus’ de Kiev, qui finira par englober deux siècles plus tard l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie. Si les dirigeants de la Rus’ se convertissent au christianisme dès le Xe siècle, le peuple fut converti de force au christianisme byzantin, notamment après le baptême du grand-prince Vladimir en 988, sans renoncer tout à fait à son paganisme primitif. Dans ses débuts, l’orthodoxie russe se plaça sous l’autorité spirituelle de Constantinople, dont les patriarches étaient grecs. Cependant, plusieurs événements détachèrent l’Église orthodoxe russe de son ancrage byzantin. Le premier est l’invasion de la Rus’ par des descendants de Gengis Khan, les Turco-Mongols de la horde d’or, qui soumirent pendant deux siècles le peuple russe à une domination féroce, mais en épargnant l’Église orthodoxe, exemptée d’impôts pourvu qu’elle prêchât l’obéissance aux occupants, lesquels se convertirent à l’islam au XIVe siècle. Elle en vint ainsi à incarner la résistance spirituelle d’un peuple subjugué ; c’est d’ailleurs un ermite reclus dans la taïga et ami des ours et des loups, Serge de Radonège, qui donna sa bénédiction au grand-prince de Moscou en 1380, Dimitri Donskoï, avant que celui-ci ne remportât la bataille décisive de Koulikovo contre les Mongols. Bataille qui forgea la nation russe et dont la signification est égale à celle de Charles Martel à Poitiers pour les Français. Selon l’historien Sergeï Soloviev (1820-1879), elle consacra même la victoire de l’Europe contre l’Asie.

Au XVIe siècle, après la chute de Constantinople, prit dès lors forme la vision millénariste du destin russe, que le moine Philothée de Pskov exposa pour la première dans une lettre adressée à Vassili III, où il vouait le tsar à devenir l’empereur de tous les chrétiens, figurant une troisième Rome qui succéderait aux deux premières tombées. D’après Boussois et Morin, de cette universalité prêtée à l’Église orthodoxe, la sobornost — qu’on peut traduire par catholicité ou conciliarité — serait née la propension de la Russie, tout au long de son histoire, au millénarisme, qui vise le « parfait mariage » du peuple russe et de « son État en vue de la transfiguration. » Ce millénarisme s’est exprimé à la fois sous une forme matérialiste et athée, avec le communisme de Lénine et de Staline, et sous une forme religieuse, qui a repris de la vigueur avec l’avènement au pouvoir de Poutine.

Selon les auteurs, le millénarisme a cela de dangereux qu’il laisse penser à un peuple que lui seul porte la vérité, une prétention que l’Église orthodoxe et le pouvoir russe ont endossée à plusieurs reprises et qui les a conduits à mener ou à appuyer une politique impérialiste. La prospérité de l’Église orthodoxe russe après la bataille de Koulikovo a duré quelque deux siècles jusqu’à ce qu’un autre événement, plus déterminant pour le second millénaire, vînt déchirer le monde russe, soit le schisme appelé le « Raskol » survenu en 1666. En 1652, un nouveau patriarche, Nicone, avait pris la tête de l’Église de Russie qu’il jugeait s’être trop éloignée de la pureté originelle de Byzance ; il fit réformer notamment la liturgie, pour la rapprocher de ses sources grecques. Cependant, les croyants russes demeuraient très attachés à leurs traditions, et bon nombre d’entre eux se révoltèrent contre les changements imposés au rite orthodoxe — comme se signer avec trois doigts, façon de symboliser la trinité, au lieu qu’avec deux doigts, comme l’avaient accoutumé les Russes, pour signifier la double nature, humaine et divine, du Christ. Un grand synode tenu à Moscou en 1666 condamna comme hérétiques les schismatiques, qu’on appellera les « vieux-croyants ». Selon Dostoïevski, rappellent Boussois et Morin, ce schisme passait pour l’un des « phénomènes les plus importants de la vie russe. » Les « vieux-croyants » subirent par la suite de nombreuses persécutions et se comptaient par millions dans la paysannerie au XIXe siècle.

Par-delà les querelles liturgiques, l’enjeu de ce schisme résidait dans la finalité même de l’Église orthodoxe russe qui devait, selon les vieux-croyants, rester fidèle à sa vocation messianique et se garder des influences du patriarcat moscovite et du tsar, gagnés selon certains par l’Antéchrist. Le Raskol, observent les auteurs, mit fin à la symphonie byzantine des pouvoirs au profit de l’assujettissement de l’Église orthodoxe au tsar. Celle-ci devint en quelque sorte une religion d’État, qui prépara la voie à la religion de l’État instaurée après la révolution de 1917. Pour Boussois et Morin, le Raskol préfigura la division de l’élite russe du XIXe siècle en deux camps, l’un occidentaliste et l’autre slavophile, qui semblaient irréconciliables, sauf chez quelques intellectuels, comme chez le fils de l’historien Sergeï Soloviev et ami de Dostoïevski, Vladimir Soloviev, qui s’évertua à rapprocher les deux orthodoxies russes, et même les églises orientale et latine, en réitérant la vocation spirituelle du peuple russe à « réaliser l’unité du genre humain dans son église ». Une idée que Dostoïevski lui-même développa dans un discours en l’honneur de Pouchkine en 1880, selon laquelle « l’âme russe universellement unifiante […] peut englober dans un même amour tous les peuples. »

Du communisme soviétique au poutinisme
Le millénarisme de la troisième Rome auquel l’auteur des Frères Karamazov prêta son génie littéraire se brisa toutefois sur l’irréligion d’État que les révolutionnaires d’octobre 1917 infligèrent à la Russie, en fermant près de 50 000 églises. Faute de pouvoir éradiquer l’orthodoxie, le pouvoir communiste changea d’attitude à son égard et tenta de se concilier le patriarcat de Moscou, si bien que celui-ci jura sa loyauté au pouvoir soviétique, moyennant des assouplissements dans sa politique antireligieuse. Ce concordat se scella au grand dam des Russes émigrés qui y virent une forme de trahison. Cependant, si l’on en croit la thèse du philosophe Nicolas Berdiaev, la Russie soviétique renoua avec le millénarisme atavique, sous une forme métamorphosée, qu’il résuma de cette formule amusante : « Au lieu de la Troisième Rome, la Russie va réaliser la Troisième Internationale ». Ainsi, le marxisme soviétique réassigna au peuple russe une nouvelle mission conforme à sa vocation messianique, soit réaliser à travers lui l’unité prolétarienne mondiale.

Or, l’effondrement de l’Union soviétique offrira au messianisme russe un terreau fertile pour renaître, pour justifier cette fois-ci la politique impériale de Vladimir Poutine.

Or, l’effondrement de l’Union soviétique offrira au messianisme russe un terreau fertile pour renaître, pour justifier cette fois-ci la politique impériale de Vladimir Poutine, qui trouvera le moyen de satisfaire à la fois les nostalgiques du communisme, les vieux-croyants et les partisans de l’orthodoxie fidèle à Constantinople. Vladimir Poutine lui-même endossa les analyses de Berdiaev sur la nature messianique du soviétisme pour mieux célébrer l’alliance du pouvoir et de l’orthodoxie russe en vue de rétablir la grandeur perdue de la Russie que la guerre en Ukraine est censée lui restituer. Boussois et Morin résument en ces termes l’enjeu de cette guerre : « l’Ukraine est devenue le théâtre d’une lutte ancestrale, celle qui opposait hier Rome et Byzance, Latins et Grecs, Occidentaux et Orientaux, et qui oppose aujourd’hui l’OTAN à la Russie sur le plan militaire et Constantinople à Moscou sur le plan spirituel. » Les auteurs se désolent de voir que « s’éloigne le grand projet solovievien de réconciliation des Églises et d’unité du monde chrétien », alors que l’Occident aurait « fort à gagner à se régénérer au contact de la vitalité de l’âme russe ». L’affrontement ne produirait que des vaincus : « l’Ukraine amputée, la Russie isolée, l’Occident réaméricanisé. »

Poutine et ses hiérarques
Une fois dépeints dans ce grand tableau les ressorts spirituels de la Russie sur le temps long, les auteurs s’attachent à montrer comment Poutine lui-même et d’influents personnages de son entourage vont les reprendre à leur compte pour fédérer les éléments ethnoreligieux disparates dont est composé l’empire russe. L’insistance mise sur la Russie orthodoxe peut faire perdre de vue le fait que la Russie rassemble des confessions diverses. Outre l’orthodoxie grand-russienne, elle inclut des musulmans tchétchènes, ingouches et tatars, le chamanisme en Sibérie et les juifs de l’oblast autonome de Birobidjan, en Extrême-Orient. L’un des principes du poutinisme est que seul un pouvoir exercé de manière verticale et surplombante, mais qui sache entretenir une apparence de proximité avec le Russe moyen, peut faire tenir ensemble ce méli-mélo ethnoreligieux.

Parmi les personnages qui gravitent autour du Kremlin et qui ont façonné le poutinisme se trouve celui qu’on a surnommé le « Machiavel de Moscou », soit Vladislav Sourkov, qui devient vice-président du gouvernement en 2012, après avoir œuvré pour le rapprochement entre le pouvoir d’État et l’Église orthodoxe. Sourkov a élaboré une doctrine qui justifie le devenir expansionniste de la Russie, dans un monde international chaotique réglé par la violence. On assiste alors, selon Boussois et Morin, à un retour de l’ancienne « symphonie des pouvoirs ». Sur les recommandations de Sourkov, Poutine lit un philosophe orthodoxe et anticommuniste, Ivan Iline ; le Kremlin fit même parvenir à ses gouverneurs et à sa haute administration des ouvrages de Berdiaev, de Soloviev et d’Iline à lire. Depuis les années 1990, les forces de sécurité russes font des séminaires au monastère de Sretensky, où se réuniront des hauts gradés du régime poutinien par la suite.

Le véritable père spirituel de Poutine s’avère en réalité Tikhon Chevkounov, qui se fit moine après avoir réalisé des études cinématographiques et pratiqué l’occultisme. Même s’il a nié être devenu le confesseur de Poutine, il est notoire qu’il en est devenu un ami intime, et que sa pensée a rejailli sur celle du président.

Or, le véritable père spirituel de Poutine s’avère en réalité Tikhon Chevkounov, qui se fit moine après avoir réalisé des études cinématographiques et pratiqué l’occultisme. Même s’il a nié être devenu le confesseur de Poutine, il est notoire qu’il en est devenu un ami intime, et que sa pensée a rejailli sur celle du président. Il a vanté la sincérité de la foi orthodoxe du président en public et appuyé l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. C’est par ses écrits et un documentaire comme La Mort d’un empire. Les leçons de Byzance diffusé à la télévision russe qu’il a dénoncé les dangers qui guettent la Russie si elle se laisse corrompre par l’Occident libéral et athée, dont seul un pouvoir symphonique peut la sauver. On apprend qu’il a pris contact avec l’ancien politicien Philippe de Villiers dans l’espoir d’installer en Crimée un parc historique inspiré du Puy du Fou établi en Vendée.

À ce tableau des têtes pensantes de l’entourage poutinien, il faut ajouter le magnat du courtage et de la télévision, Constantin Malofeev, qui créa la chaîne Tsargrad (ancien nom slave de Constantinople), qui devait devenir pour la Russie ce qu’est Fox News pour les États-Unis, avec des résultats moins brillants qu’escomptés. Par son mécénat, Malofeev finance plusieurs activités de conseil spirituel, comme le séminaire de Sretensky où prêche le père Tikhon, également intime avec l’homme d’affaires. Malofeev n’a pas caché ses sympathies pour le rétablissement de la monarchie orthodoxe, vœux qui ont perdu de leur pertinence depuis que Poutine a fait réformer la constitution pour étendre son mandat jusqu’en 2036.

Boussois et Morin montrent également la grande proximité entre l’oligarque Malofeev et le patriarche Kirill, qui présideront ensemble un groupe de réflexion, le Conseil mondial du peuple russe (VRNS), qui se mêle aussi bien de doctrine orthodoxe que de politique étrangère. L’appui de Kirill à la guerre poutinienne en Ukraine n’implique pas pour autant la soumission de son église aux diktats du Kremlin, laquelle a conservé une assez grande autonomie pour concevoir et diffuser sa doctrine, qu’elle a d’ailleurs renouvelée en 2000 en produisant le document Les fondements de la doctrine sociale, qui formule, selon les deux analystes, « un véritable programme politique ». On y prône la « symphonie byzantine » par laquelle l’État et l’église se prêtent mutuellement secours.

Le prêche du patriarche Kirill en faveur de la guerre en Ukraine s’est avéré plus révélateur des enjeux de ce conflit que les justifications de l’armée russe. Tout d’abord, le patriarche a érigé ce conflit en lutte contre un Occident décadent, impie et « satanique ». De plus, elle vise à restaurer l’unité de l’ancienne Rus’, soit l’Ukraine, avec l’église orthodoxe de Moscou, unité brisée par l’accession de l’Église orthodoxe ukrainienne à l’autonomie (autocéphalie) en 2018, à la suite de sa reconnaissance par le patriarche œcuménique de Constantinople.  

Les assises musulmanes et juives du poutinisme
La guerre qu’il a lui-même déclenchée en Ukraine a obligé Poutine à resserrer toutefois ses liens en dehors de l’orthodoxie moscovite. L’islam forme le second pilier de la symphonie des pouvoirs poutinienne, forte de ses 15 à 20 millions de croyants qui composent entre 10 à 15 % de la population russe. Après Ivan Le Terrible qui conquit d’une main de fer le khanat tatar de Kazan (ancienne Bulgarie de la Volga), le pouvoir russe adoucit sa relation avec l’islam à partir de Catherine II en 1773, ce qui permit d’intégrer des musulmans dans le giron impérial. Boussois et Morin rappellent l’importance de la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2003) dans le Caucase, laquelle a été l’occasion pour Poutine d’établir sa stature présidentielle. Il plaça à la tête de l’administration tchétchène les Kadyrov, d’abord le père qui avait fomenté la rébellion avant de rallier le camp russe, puis le fils, qui remplaça le père tué dans un attentat en 2004 et qui dirige depuis avec férocité l’administration tchétchène, fort de sa police personnelle, gonflée d’anciens combattants indépendantistes reconvertis et galvanisés par l’islam radical. Cet homme de confiance de Poutine forme selon Boussois et Morin « le chef de république fédérée le plus puissant et plus respecté de Russie. »  Sur le terrain de la guerre en Ukraine toutefois, les Tchétchènes sont divisés ; les pro-Russes se trouvent à combattre d’autres Tchétchènes qui ont rallié l’autre camp. Bref, le renfort tchétchène à la cause poutinienne repose sur des assises fragiles, d’autant que le discours grand-russe mise sur la « Russie ethnique », alors que Poutine semble vanter l’empire multiethnique.

Boussois et Morin soulignent aussi que l’entourage du président Poutine compte un grand nombre de Juifs orthodoxes, même plus que le premier ministre israélien. Les auteurs font l’histoire de la Russie avec les Juifs qui, relégués dans certaines régions reculées sous l’Union soviétique, émigrèrent en grand nombre vers Israël après la chute du communiste, si bien qu’un habitant d’Israël sur cinq est aujourd’hui d’origine russe. La guerre en Ukraine a mis dans l’embarras la communauté juive russe et détérioré les relations entre la Russie et Israël.

Une guerre méconnue, la guerre de Crimée (1853-1856)
Un autre ressort religieux, oublié cependant, de la guerre en Ukraine, vient de l’ancienne guerre de Crimée de 1853-1856. Si les enjeux et les protagonistes de ces deux guerres diffèrent, elles partagent cependant un aspect géospirituel commun. La guerre de Crimée dressa une coalition inédite regroupant l’Empire ottoman, la France, la Grande-Bretagne, le royaume du Piémont-Sardaigne contre la Russie des Tsars, qui contrôlait alors la Crimée et avait des ambitions dans la mer Noire. Même si cette guerre se solda pour la Russie par des pertes territoriales appréciables, concentrées en Moldavie, elle conserva la Crimée. Cependant, pour l’élite russe, cette défaite signifiait, si l’on en croit Vladimir Soloviev, que l’Occident désignait dorénavant la Russie comme son ennemi principal et qu’il était disposé à se coaliser avec la puissance turque. En somme, la lutte entre l’Occident et la Russie orthodoxe éclipse l’ancienne lutte entre chrétiens et musulmans, de même qu’entre Slaves et Turcs. Drame civilisationnel que la guerre en Ukraine rejoue et qui atteint le cœur de l’orthodoxie, divisée entre une Église affiliée au patriarcat moscovite et deux autres Églises ukrainiennes, dont une autocéphale, émancipées de la tutelle russe. Les auteurs tirent cette leçon : « La guerre de Crimée, […] nous apprend que l’Occident est prêt à conclure n’importe quelle alliance, quelle que soit la distance civilisationnelle qui le sépare de ses partenaires, pourvu qu’ils soient en position d’interrompre la résurgence impériale russe. »

« La guerre de Crimée, […] nous apprend que l’Occident est prêt à conclure n’importe quelle alliance, quelle que soit la distance civilisationnelle qui le sépare de ses partenaires, pourvu qu’ils soient en position d’interrompre la résurgence impériale russe. »

La Russie sur une pente apocalyptique ?
En conclusion, les deux auteurs proposent une méditation sur la difficulté de transposer les enseignements de la religion chrétienne dans l’ordre politique. Ils affirment sans ambages que : « La religion est une force historique qui se situe en dehors de l’histoire. Le Dieu éternel, le Dieu vrai partout et de tous les temps, va au-devant des hommes par les chemins étroits d’une époque, d’un lieu précis et d’un vocabulaire particulier. » Si le Dieu de Moïse et de Pascal n’a pas changé, ce sont toutefois « les hommes qui ont changé et qui façonnent leur religion selon les circonstances historiques en s’évertuant à plier une vérité intemporelle aux besoins de leurs temps […]. » Le christianisme ne fournit pas de préceptes sur le gouvernement politique, il « tolère la guerre » tout en prêchant la paix. Son royaume n’est pas de ce monde, encore que dans l’histoire, les chrétiens ont souvent cédé à la tentation de le réaliser ici-bas, comme la Russie revenue dans le giron de l’orthodoxie, après la parenthèse du communisme athée, lui aussi tenté par l’appel millénariste du peuple sauveur universel.  

Toute à la pensée de réaliser le message chrétien sur terre, l’Église orthodoxe, en cautionnant la guerre de Poutine contre l’individualisme occidental fomenté par le pouvoir d’influence (softpower) américain, s’est métamorphosée en force géopolitique ancrée dans le monde, au risque d’alimenter les racines apocalyptiques du mysticisme russe. Boussois et Morin craignent que pour préserver sa particularité menacée par un Occident en expansion au point d’y intégrer l’Ukraine, la Russe incline à tout sacrifier, car celle-ci n’a pas d’antiquité à sauvegarder, au contraire de l’Occident. Ils citent cette phrase d’Oswald Spengler « la Russie est une révolte apocalyptique contre l’esprit antique. » L’apocalypse s’entendant ici de son sens premier, soit « révélation », celle que l’on attendrait de la Russie. Dans les luttes qui ont opposé les héritiers de la première Rome aux enfants de la Troisième à venir, on a vu la Russie recourir à la violence destructrice, même à celle qui la mutile, pour atteindre à la transfiguration — du monde ou des rapports géopolitiques. Tel qui jadis brûlait la campagne russe pour empêcher les soldats de Napoléon de s’en saisir, tel qui aujourd’hui détruit un barrage sur le Dniepr pour rendre impénétrables les terres inondées et occupées par les Russes.


[i] Sébastien Boussois et Noé Morin, La guerre sainte de Poutine, Paris, Passés composés, 2023.

Posthumanisme

Les messes anthropes  Ajouter une vignette

Marc Chevrier
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Pour la gnose anthropique, la messe se célèbre autrement. Conformément à la doctrine protestante, elle rêve d’une communion des croyants sans prêtre, célébrée grâce à la magie de la fée électricité et de la connectivité sans-fil.


Paru dans L’Inconvénient, no 49, mai 2012, p. 41-50.


Dans le texte qui l’a rendu célèbre, Règles pour le parc humain, le philosophe Peter Sloterdijk annonçait, en bon prédicateur des temps hypermodernes, la fin de l’éducation par le livre. Aurait donc expiré cette vieille lubie humaniste qui avait entraîné tant de générations lettrées à croire que la civilisation se fortifiait de la fréquentation assidue d’auteurs classiques. Jadis, en effet,la studia humanitatis naquit dans la résistance qu’opposèrent les amis de la lecture à la fureur bestiale des foules, enivrées de sensations fortes, dont l’amphithéâtre et ses jeux cruels offraient le spectacle sanglant. En ce sens, l’humanisme antique prenait part au « conflit médiatique », selonSloterdijk, entre le studium apprivoiseur et le théâtre hurlant des meutes. Les temps modernes
auraient perpétué cette fiction humaniste à travers la nation – autre fiction qui aurait vécu selon le philosophe – tant et si bien que l’enseignement d’un « canon de lectures » obligatoire dans les écoles du pays devait former le citoyen comme le soldat. Mais selon Sloterdijk, « [l]a synthèse
sociale n’est plus – pas même en apparence – essentiellement une affaire de livres et de lettres1 ». Et d’ajouter le philosophe, sans ambages, que les « nouveaux médias de la télé-communication politico-culturelle » ont assurément déclassé l’éducation littéraire. Il est désormais vain de fonder les grandes structures sociopolitiques de notre monde sur le modèle dépassé de la « société littéraire», sur le « schéma des amitiés de l’esprit ». En somme, le vieil humanisme est mort, il n’y adonc plus lieu de résister.

Seulement, on a beau pronostiquer que les temps ont changé, que les médias audio-visuels domestiquent aujourd’hui les esprits, il demeure que les philosophes continuent toujours, comme au temps d’Homère, de penser par images. Ainsi Sloterdijk ne peut-il s’empêcher de mobiliser pour son propos l’image du troupeau; comme bien d’autres qui, après avoir goûté à la prose de Nietzsche, s’en prennent finalement à la figure du pasteur, incarnée par les prêtres et les enseignants,dont le paternalisme bienveillant aurait, dans la culture humaniste, camouflé le monopole de quelques-uns sur l’élevage du troupeau humain, au risque d’en rapetisser les membres ruminants,ainsi que le déclamait Zarathoustra descendu de sa montagne aux petits hommes tourmentés de vertu. À sa manière, Sloterdijk reformulait le reproche qui avait été fait à l’université, dans la foulée de mai 1968, de perpétuer la division de la société en deux classes, une classe de bourgeois gavés de lettres et d’idées générales, et une autre, laborieuse, vouée à la subsistance de l’ensemble2.
Or, à tant opposer le pasteur et son troupeau, le studium et le cirque, on finit par oublier que le berger et ses moutons, l’académicien et l’amateur d’estrade, participent du même monde spatio-temporel où les hommes pensent, sentent et communiquent entre eux essentiellement par leurs cinq sens dans un vis-à-vis incessant avec autrui, que ce soit dans le rugissement des stades ou dans l’intimité d’une conversation lettrée en classe. Du reste, dans un monde où il y a encore des troupeaux, on se renifle, se coudoie, se toise, se jauge dans un espace partagé. Toutefois, les nouveaux médias audio-visuels rompent avec cette continuité et cette consistance sensorielles qui unissaient jadis le lettré et le barbare.

Cette coupure sensori-spatiale pratiquée par les mass-médias n’a pas échappé justement àun grand lettré par sa formation, Marshall McLuhan, qui puisait ses intuitions brillantes dans la littérature, notamment dans l’oeuvre de James Joyce. Or, l’une des thèses centrales de l’analyste des médias, est que la civilisation avait longtemps été le produit de « l’instruction phonétique »,fondée sur la correspondance entre les sons de la parole et les signes linéaires de l’alphabet. Au fur et à mesure que les supports matériels de l’écriture se sont perfectionnés, du papyrus au livre imprimé, la mémoire et l’intelligence humaines se sont progressivement transférées sur un « vêtement » extérieur dont s’environnaient les hommes pour vivre, au prix de l’atrophie progressive de certains de leurs sens. L’arrivée des médias audio-visuels électroniques a toutefois révolutionné le rapport à l’espace, au temps et aux sens caractéristique de l’ancienne civilisation phonétique. « [A]vec la révolution électronique, nous redécouvrons une conscience tribale, intégrale, qui se manifeste par un complet changement de notre vie sensorielle3 ». En tant que vêtement technologique, l’ordinateur fonctionne comme une extension du cerveau humain, un substitut du toucher qui avait été marginalisé par la pratique de la lecture linéaire. En réalité, l’ordinateur agit sur lecerveau comme une « auto-mutilation », il procure un ersatz de stimuli en l’absence de stimuli provenant du monde spatio-sensoriel immédiat. Au moyen de l’ordinateur, les hommes renouent avec les formes primitives d’appréhension des choses, en les saisissant tout entière, plutôt que par l’analyse et la syntaxe de la phrase. Le vêtement informatique apparaît dès lors comme un tissu spongieux qui absorbe, par succion, toute la gamme des émotions humaines, qui ne nécessitent plus la discipline phonétique pour s’exprimer. Ce faisant, c’est toute son histoire que l’Homme confie à son armure électrique. « Du point de vue électronique, son histoire totale se trouve actuellement de façon potentielle dans une sorte de transparence simultanée qui nous transporte dans le monde de ce que Joyce nomme "le temps du néant philanthropique "4». Autrement dit, lesmédias électroniques feraient renaître l’homme pré-alphabétisé à la vision mythique et intégrale que la civilisation du livre croyait avoir dompté, à la différence que le nouveau primitif postindustriel n’évolue pas dans une nature sauvage mais dans un environnement programmé par l’Homme lui-même. En cela, sans doute, McLuhan annonce les conclusions de Sloterdijk; cependant,on comprend à lire le premier que les mass-médias ne forment, ni ne guident des troupeaux, puisque le branchement électrostatique des hommes au « cerveau planétaire » ne masse aucun d’eux dans un enclos où chacun se bouscule. De là à conclure que ce grand cerveau réticulaire est l’instrument d’une grande éducation anonyme sans pasteur ni troupeau, il n’y a qu’unpas, aisé à franchir, qui débouche sur de mirifiques horizons.

C’est à l’un de nos poètes qu’il revient d’avoir dépeint l’utopie d’une nouvelle humanité libérée de ses vieilles entraves, de ses fictions littéraires et politiques, de ses fétiches trompeurs,des médiations imposées, des donations de sens unilatérales, de ses dieux vengeurs et charitables,où l’être humain avancerait dévêtu dans la clairière de l’universel communiant avec la Vie. Ce poète est Paul Chamberland qui a publié en 1980, en prévision du référendum de mai, Terre souveraine,un programme de libération du Kébékois, qui ferait de sa « terre de paix » un « laboratoire de la nouvelle humanité »5. Ce Kébékois libéré, ayant accédé à son humanité radicale et vitale,uni à sa matrie terrestre, Chamberland l’appelle l’anthrope – du grec anthrôpos. En reprenant le concept de souveraineté, qu’il accommode à sa manière, Chamberland esquisse dans son essai le projet de créer une Communauté kébékoise, à partir d’une vision cybernétique de présence à soi et au monde. Chamberland abaisse le politique et ses fictions conventionnelles au profit d’un social souverain, auto-fondé, qui communique avec lui-même grâce à l’informatique.
L’anthrope kébékois serait ainsi libéré du leurre du politique comme des rôles sociaux établis. L’État ne disparaît pas, certes, il perd toutefois sa précédence et son surplomb ordonnateur pour devenir un simple instrument fonctionnel, une « membrane » qui protège le corps cellulaire de la communauté déliée. L’existence de l’anthrope peut ainsi se dispenser de toute fondation collective.
« En somme, écrit-il, toute la politique se résorbe dans l’autorégulation immanente au système collectif-conscient que forme la communauté cybernétique6». Ainsi se profile, grâce aux merveilles de la technique informatique, l’horizon d’ « une simultanéisation rapide, intense, par
tout le territoire et pour tous les individus, du rapport, constitutif, de la communauté à ellemême7».
Pour donner à voir cette réappropriation des Kébékois en tant que « Communauté émergente d’anthropes », Chamberland se démarque de la conception libérale de la souveraineté, qui réduit selon lui la coexistence collective à la « régulation automatique des égoïsmes concurrentiels». Sa vision de la souveraineté multiplie la volonté de l’un par celle de l’autre pour former un « total harmonique ». « L’état parfaitement accompli de la Communauté » serait ce que Chamberland nomme le « plérôme », où « chaque individu, par son identité, sa différence, est dans un rapport rigoureusement harmonique avec tous les autres, avec le tout8 ». La souveraineté, ainsi définie, se confond avec le « Peuple en état de communication9 ». Dans la communauté des anthropes unis dans le souverain plérôme, on calculerait le « Taux Brut de Communication » au lieu du « Produit National Brut 10». À ces conditions renaîtraient la poésie de la vraie vie, l’exaucement des pulsions primaires de l’existence, de telle sorte que l’anthrope, cessant d’être diverti par ses rôles et les fétiches du national et du capital, « est rendu à la rumeur proche-lointaine de ses organes11 ». Dans un autre livre publié avant Terre souveraine, le « poète-anthrope »12 Chamberland avait déjà donné à voir cette grande communion cybernétique d’un « Kébèk-Terre-Kosmos»13 soumis à la seule loi des flux hormonaux :

la télévision intracellulaire,
entre nos systèmes nerveux
branchés les uns sur les autres,
garantit une sociorégulation parfaitement endogène
nous ne connaissons pas d’autres lois
que le fonctionnement des équilibres hormonaux
réciproques14

Il est révélateur de voir apparaître dans cette prose célébrant l’utopie d’une Communauté anthropique un concept issu de l’ancienne gnose mystique. Le plérôme – tiré du mot grec plérôma,plénitude –, est conçu chez les gnostiques comme la réunion de toutes les entités, il « ressemble au monde intelligible qui contient les prototypes du réel15 ». Il est « l’Un-et-Tout qui fonde l’expérience, organise ses éléments, répartit ses médiations ». La gnose est une forme de
croyance religieuse qui prétend qu’à travers l’expérience « ego-cosmique », le microcosme se reflète dans le macrocosme, et vice-versa16. Le concept apparut notamment dans la cosmographie de Valentin qui vécut sous le règne d’Hadrien; chez Valentin le plérôme se confondait avec le « domaine de l’Esprit pur » sous lequel étaient placés le pneuma, l’éther, l’air et la chair. Adhérant à une conception naturaliste du salut, Valentin voyait « l’âme du monde qui cherche à s’émanciper du poids de la chair et à pénétrer dans le Plérôme17 ». Plus près de notre époque, le plérôme irriguait les derniers écrits théologiques du psychanalyste Carl Jung, marqué dans sa jeunesse par la lecture assidue du Zarathoustra de Nietzsche18. Chez les apôtres du « cyborg », on célèbre à l’envi les « interfaces extatiques » que laisseraient entrevoir le branchement du cerveau humain à la machine informatique, voire l’avènement de purs esprits informatiquement délivrésdes tristes vicissitudes de la chair.

C’est là l’un des paradoxes de cette pensée anthropique, l’espérance d’une existence plus entière, plus impartageable, de l’insertion de soi dans une totalité harmonique en passant par la désincarnation et la déconnexion avec son monde immédiat. En bref, il faut se défaire de toutes ces déterminations dont nous ont vêtu la société, la nation, la culture, la famille, etc., pour renaître, nu comme un ver luisant, sous le parapluie ego-cosmique du plérôme informatique. Ce mouvement généralisé auquel on assiste aujourd’hui, à la faveur d’internet et de ses peuples communicants-communiants en réseaux, de transfert de nos affects, de la culture, de la mémoire, sans égards aux frontières du temps et de l’espace, dans une grande membrane immatérielle absorbante gouvernée par la pure logique mathématique et l’électricité, évoque un processus de transsubstantiation inversée. A la différence de la transsubstantiation catholique, qui voyait le Dieu incarné s’incarner à nouveau dans un bout de pain, on observe dans l’autre un mouvement de migrationde la chair vers l’esprit. Voltaire se riait du dogme catholique qui mettait un « dieu dans un pain » et que « cent mille miettes de pain » fussent « devenues en un instant autant de dieux,cette foule innombrable de dieux ne faisant qu’un seul dieu19 ». Mais est-elle moins risible la croyance que la multitude des grains humains fassent leur unité autour d’une toile mutilatrice et désincarnante, en s’y délestant de tout ce que la chair fatiguée ne veut plus assumer et éprouver par elle-même? Chateaubriand disait de l’Eucharistie qu’elle « annonce la réunion des hommes en une grande famille, elle enseigne la fin des inimitiés, l’égalité naturelle et l’établissement d’une nouvelle loi, qui ne connaîtra ni Juifs, ni Gentils, et invitera tous les enfants d’Adam à la même table20 ». L’Eucharistie, cependant, s’accomplit par le rite du sacrifice, puisque toute religion s’édifie à la faveur de cérémonies d’immolation. Dans le christianisme, l’Hostie figure le sacrifice de l’Homme-dieu mort sur la croix, ainsi que « l’immolation des passions, ou le sacrifice de l’homme moral21 ».

Pour la gnose anthropique, la messe se célèbre autrement. Conformément à la doctrine protestante, elle rêve d’une communion des croyants sans prêtre, célébrée grâce à la magie de la fée électricité et de la connectivité sans-fil. Elle espère ainsi accéder à une humanité seconde, supérieure,où s’épanouirait la primitive égalité des anthropes rendus à leur enfance adamique, débarrassés de tout ce qui les divise, les corrompt et les éloigne de leur être authentique. Ces idoles,ces fétiches, ces fictions aliénantes qui les avaient saisis au cou dès la naissance pour les enrôler, les suborner, les rouler dans la farine du préjugé, ils les immolent en des hécatombes festives, dignes parfois du carnaval de la plèbe qui renverse les rôles, subvertit les codes, sape les verticalités, nargue les puissants et les instruits. La gnose anthropique combine ainsi dans sa messe annonciatrice d’un nouvel âge d’or censé naître « hors de nos tissus, de nos organes, de nosglandes22 » une immolation de l’homme physique et une immolation de l’homme moral. Le branchement permanent et salvateur au cerveau planétaire informatisé sacrifie sur l’autel du progrès l’homme sensible, qui renonce à la pleine possession de ses sens pour communier plus intensément avec une transposition virtuelle de son être réverbéré dans un tout harmonique, ce « néant philanthrophique » dont James Joyce avait eu la vision dans Finnegans Wake et où se fondent la mémoire, l’histoire, les cultures malaxées par la mondialisation. Le salut de l’anthrope passe aussi par le sacrifice de l’homme moral, mais point de ses passions qui elles, au contraire, sont présumées intactes, coulant de leurs sources viscérales et glandulaires. C’est la personne façonnée par un milieu, une communauté, une culture, des institutions, une langue que l’on livre au sacrifice, pour rescaper le radical anthropique de l’individu virginal23. Qui plus est, si l’on en juge par l’antienne de la pensée contemporaine, ce sacrifice va jusqu’à immoler au fond le sujet lui-même,la figure même de l’Homme capable d’une liberté toute intérieure, sourd aux injonctions du monde humain et irréductible au déterminisme de la Nature et de la Société. Ainsi que l’a brillamment démontré la sociologue Céline Lafontaine dans L’Empire cybernétique, la cybernétique a colonisé en douce les sciences humaines et la philosophie si bien qu’elles ont abandonné le sujet libre de l’héritage humaniste au profit du cyberanthrope interconnecté et de ses variantes posthumanistes 24. L’araignée informationnelle aurait tissé sa toile en enroulant dans ses maillesClaude Lévi-Strauss, Peter Sloterdijk, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Jürgen Habermas, Jean-François Lyotard et tutti quanti. À nos temps hypermodernes prophétisés par les chantres de l’hypertexte et du salut communicationnel correspondent, au fond, une religiosité qui leur est propre,des tréfonds gnostiques de croyance insoupçonnés, un mysticisme puisant aux plus anciens rêves d’extase et de communion qui aient depuis toujours transporté l’humanité.

L’araignée est l’un des emblèmes les plus classiques du bestiaire littéraire. Dans The Battleof the Books, Jonathan Swift s’est plu à faire se disputer l’abeille « humaniste » et l’araignée « moderne ». L’académicien Marc Fumaroli a rendu cette dispute en ces termes : « Les abeilles,s’oubliant elles-mêmes, prennent tout le temps pour choisir parmi les dons de la Nature et composer, à l’intention des hommes, les nourritures les plus exquises […] tandis que les araignées, impatientes, prédatrices, et égoïstes, tirent de leur propre excrément le piège abstrait où elles attirent et dévorent leur victimes 25 ». J’ose penser qu’il restera des abeilles qui préféreront à la messe arachnéenne l’ancien butinage de fleurs mortelles dans les gras pâturages où paissent encore de vilains troupeaux.

Pandémie

La vie des empires en temps de pandémie  Ajouter une vignette

Marc Chevrier
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La vie des empires en temps de pandémie

On trouvera ici quelques extraits de l’ouvrage de Marc Chevrier, ami de longue de date de l’Encyclopédie de l’Agora, paru peu de temps avant le basculement du monde dans la pandémie de la covid-19. Certains passages peuvent nous éclairer sur la dynamique du pouvoir dans les grands ensembles humains, qu’exacerbe une crise comme celle de la pandémie actuelle.

Marc Chevrier, L’empire en marche. Des peuples sans qualités, de Vienne à Ottawa, Paris, Hermann, Québec, presses de l’Université Laval, 2019, 635 p

Entretien avec Mathiey Bock-Côté sur QUB RADIO

L’esprit de dissociation en régime fédéral et l’indigénat administratif colonial, p. 225-228.

Dans cet extrait, l’auteur étudie comment les régimes fédéraux cultivent à un degré extrême la dissociation des tâches et du pouvoir suivant une logique impériale de domination. Il illustre son propos à partir de l’exemple européen et des enseignements tirés par l’écrivain George Orwell de la gouverne coloniale britannique en Birmanie. En effet, à l’instar de l’empire, le régime fédéral tient sur le principe que l’instance supérieure gouverne sans administrer. C’est justement ce qu’on observe dans la crise actuelle : que ce soit au Canada, aux États-Unis ou en Europe, le palier fédéral ou supranational semble planer au-dessus de la mêlée, alors que les États en Europe, et souvent par l’entremise de leurs gouvernements régionaux comme en Italie et en Allemagne, et les états fédérés en Amérique du Nord, sont à la manœuvre, les deux mains gantées et le visage masqué. Au Québec, c’est l’état du Québec, en principe responsable du système de santé, qui administre les hôpitaux et les CHSLD, l’équivalent des EHPAD en France ; le palier fédéral, quant à lui, surplombe la scène de haut, en se réservant les grandes prérogatives, les finances, l’armée, les frontières et la vigile scientifique. En temps de pandémie, il a fait valser les milliards et multiplie les directives générales, appuyé de ses experts sanitaires ; il joue le sauveur, mais en laissant les tâches ingrates et besogneuses aux paliers inférieurs, quitte à dépêcher quelques soldats en renfort dans les maisons de retraite au bord du naufrage, comme les gouvernements fédéraux canadien et belge l’ont fait.  

Ce qui achève d’éloigner les collectivités fédérées de l’exercice véritable de la souveraineté est cette autre dissociation que le partage des compé­tences en régime fédéral tend à établir entre fonction impérante et fonction d’administration, c’est-à-dire que la fonction législative est concentrée pour les domaines les plus névralgiques dans l’État fédéral, alors que l’exécu­tion des normes, fédérales et étatiques, revient plutôt aux collectivités fédé­rées. Cette dissociation est bien sûr observable surtout dans les fédérations germaniques et dans l’Union européenne, au sein desquelles beaucoup de compétences législatives connaissent un système de concurrence qui fait en sorte que les collectivités ne peuvent légiférer à l’égard de certaines matières que si l’échelon supérieur s’est abstenu de le faire. Fort d’une telle répar­tition des compétences, le gouvernement du Bund allemand a peu à peu centralisé l’exercice de la fonction législative depuis 1949, pour ne laisser aux Länder qu’un domaine législatif étriqué et l’exécution des lois fédérales. Il s’avère que ce système, dont on retrouve l’équivalent dans le cadre unique de l’Union européenne, où les États membres vouent une partie significa­tive de leur activité législative nationale à la mise en oeuvre des directives européennes, serait une survivance du Saint-Empire romain germanique, qui aurait marqué les fédérations allemande, autrichienne et suisse. Cepen­dant, dans le Saint-Empire, la fonction législative autonome de l’empereur était quasi inexistante, alors que dans ces fédérations, et dans une moindre mesure dans l’Union européenne, la fonction législative de l’ordre fédéral ou supranational s’approche de celle de l’État national. La fédération serait donc un empire législativement centralisé.

Dans les systèmes fédéraux à dominante anglo-saxonne, cette dissocia­tion est moins prononcée, tant et si bien que les collectivités fédérées admi­nistrent peu de politiques fédérales et édictent leurs propres lois à l’égard d’une liste de matières plus étendue que dans les fédérations germaniques. Toutefois, l’État fédéral n’est pas en reste et détient plusieurs leviers légis­latifs, fiscaux et judiciaires pour court-circuiter, encadrer et centraliser la fonction impérante des états. Grâce à des pouvoirs législatifs unilatéraux, il peut ainsi intervenir dans les secteurs ressortissant exclusivement aux collec­tivités fédérées ; par l’exercice de son pouvoir financier, il ne se prive guère de normaliser les législations fédérées ; enfin, il se fie à une puissante Cour suprême qui, dans les fédérations anglo-saxonnes, de Canberra à Ottawa, voit généralement à renforcer l’autorité législative de l’État fédéral, quitte, de temps à autre, à sanctionner certains excès de zèle législatif pour main­tenir l’apparence d’un équilibre fédératif. Autre facteur qui peut parfois limiter la puissance administrative des états fédérés : l’autonomie ou l’in­tégration de leur fonction publique. En Inde, les fonctions publiques des états et celle de l’Union sont regroupées dans un même corps, l’All India Services, placé sous l’autorité du premier ministre fédéral.

On notera, du reste, que les Britanniques s’étaient fait une spécialité de la dissociation entre les tâches législatives et de commandement et celles d’administration pour la direction de leur empire. George Orwell observa dans un texte consacré à la domination britannique de la Birmanie que la politique impériale de son pays tenait dans cette formule : « Ne jamais faire faire à un Européen ce que peut faire un Oriental[i]. » Expliquant le sens de cette formule, il écrit :

En d’autres termes, le pouvoir suprême demeure entre les mains des autorités britanniques, mais les petits fonctionnaires, ceux qui exécutent les besognes administratives et doivent, de par leurs fonctions, se trouver en contact direct avec le peuple, se recrutent parmi les indigènes. En Birmanie, par exemple, les magistrats de second plan, les policiers jusqu’au grade d’inspecteur exclusi­vement, les postiers, les employés du gouvernement, les édiles villageois, etc., sont des Birmans. Au cours de ces dernières années, pour calmer les esprits et mettre un frein à une agitation nationaliste qui commençait à devenir inquiétante, on décida même d’accepter la candidature d’indigènes instruits à divers postes importants[ii].

Pour Orwell, ce système de l’indigénat administratif représentait trois avantages décisifs. Premièrement, les indigènes ont généralement des exigences salariales plus faibles que celles des Européens. Deuxièmement, comme les indigènes ont une meilleure connaissance de « la mentalité de leurs compatriotes », ils peuvent donc mieux régler les questions épineuses. Enfin, écrit Orwell, « ils ont intérêt à se montrer loyaux envers un gouver­nement qui les emploie et les nourrit ». La loyauté ainsi acquise permet d’obtenir « la collaboration étroite des classes instruites ou semi-instruites, dont le mécontentement risquerait de faire des leaders de rebelles ». Avec ce système, les Britanniques sont devenus « les maîtres du pays ». Orwell n’indique toutefois rien sur l’origine de l’indigénat collaborationniste et administratif. Il est loisible de penser qu’il remonte à aussi loin que l’Acte de Québec de 1774, par lequel le Parlement de Westminster, contre l’avis défavorable d’Edmund Burke, accorda aux habitants de sa colonie française des libertés et la jouissance de ses institutions civiles et religieuses. La loi britannique dispensa notamment les sujets catholiques du serment du test, imposé après la conquête de 1763, qui les excluait de l’administration colo­niale. Ce faisant, elle inaugura une longue pratique collaborationniste de recrutement des « indigènes » aux fonctions subalternes et de leurs éléments les plus ambitieux à quelques postes de plus haut niveau. Selon un histo­rien de l’Empire britannique, « les administrateurs impériaux surent tirer des leçons fructueuses de l’Acte de Québec, qui maintinrent par la suite les institutions locales reçues de leurs autres conquêtes et les adaptèrent avec un franc succès[iii] ». Ce détour par l’histoire de l’Empire britannique jette un éclairage sur ce qui sous-tend la division entre législation et administration présentée d’ordinaire dans les études sur le fédéralisme comme une simple modalité technique de répartition des tâches gouvernementales. Cette divi­sion a l’avantage de concentrer les fonctions déterminantes de la souverai­neté dans l’État fédéral et de confier l’administration, fédérale et étatique, à des collectivités aux fonctions impérantes limitées, mais astreintes aux tâches subalternes de services à la population qu’exécutent des fonction­naires recrutés localement. Autour de celles-ci se greffent de petites bour­geoisies jouissant d’une certaine aisance, aux horizons bornés aux sphères de leurs tâches, qui trouvent du contentement dans leur statut de préposées à la mise en oeuvre des grands desseins arrêtés dans la capitale fédérale et modulés dans la capitale fédérée.

Pierre Elliott Trudeau et Lord Acton sur l’empire, p. 572-575

La pandémie de la covid-19 a vu de nombreux États concentrer soudainement d’immenses pouvoirs, en décrétant des mesures d’urgence exceptionnelles. Certains y ont vu le signe d’une dérive despotique ou même totalitaire, qui a remis à l’honneur une célèbre phrase de Lord Acton : « Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument. » Mais à part cette phrase devenue une antienne du libéralisme, on connaît peu les idées de cet aristocrate catholique qui connut une courte carrière au sein du Liberal Party anglais à la fin du XIXe siècle et qui conseilla le premier ministre Gladstone. Dans le monde anglo-saxon, Acton obtient la notoriété grâce à sa critique de la démocratie et de la liberté nationale, à ses yeux intrinsèquement dangereuses, qui devaient être contenues notamment par les empires multinationaux et le fédéralisme. Acton a joui d’une grande popularité au Canada, notamment auprès de Pierre Elliott Trudeau, dont il marqua la pensée et raffermit sa résolution de combattre le nationalisme, convaincu que le Québec était une société imparfaite, incapable de se gouverner par elle-même. Comme le montre l’extrait, Acton et Trudeau se rejoignent sur un point essentiel : pour les deux, le fédéralisme et l’empire multinational résident sur le principe d’une hiérarchie émulatrice, qui met en concurrence des « nationalités » jugées inaptes, peu évoluées ou immatures avec une nationalité supérieure, si bien que les premières s’amendent et se civilisent sous l’emprise de l’autre. Mais à cet égard, Trudeau s’avère plus radical encore que Lord Acton.

On a vu comment le nationalisme impérial canadien a, dès ses balbutiements, vanté les synthèses réalisées par l’Empire britannique. À la faveur d’un choix judicieux de peuples qui grossiront par l’immigra­tion les peuples déjà présents dans la colonie et réunis, au Canada, par la grâce de la conquête, il serait aussi possible d’atteindre à une nouvelle mouture humaine, supérieure à la somme de ses parties, c’est-à-dire formée des meilleurs éléments venus du monde. Ce genre de raisonnement appa­raît clairement chez John Bourinot, qui loue, dans sa comparaison de la Grande-Bretagne avec le Canada qui auraient tous les deux su offrir un terreau favorable à la souche teutonne, le pouvoir synthétique et dialectique des conquêtes, celle des Normands en 1066 et celle de la Grande-Bretagne en 1763[iv]. Dans les deux cas, la nation conquise s’est revivifiée au contact avec l’envahisseur ; la nation anglaise s’est ressaisie pour garantir son esprit de liberté naturel à son caractère teuton contre l’influence normande, et la nation française du Canada, délivrée du despotisme latin de la France, a pu renouer, non sans quelques convulsions, avec ses qualités teutonnes laissées en dormance. Face à la nation britannique qui a tôt atteint sa majorité, la nation canadienne-française, encore dans sa minorité, se blottirait donc sous la discipline salvatrice de la nation aînée.

Lord Acton, également l’une des grandes inspirations de Pierre Elliott Trudeau, a vanté la qualité synthétique des conquêtes et des empires qui se sont construits sur elles. Acton donna aussi dans le teutonisme, comme plusieurs de ses contemporains. Il écrivit, en effet :

C’est un fait pur et simple qu’on n’a pu atteindre jusqu’ici le type de liberté que l’Église en tout temps et en tous lieux a nécessité que dans les États d’ori­gine teutonne. Nous avons à peine besoin de voir l’importance de cette obser­vation pour considérer la vocation missionnaire de la race anglaise dans les lointaines régions qu’elle a peuplées et parmi les nations qu’elle a conquises ; car, en dépit de l’apostasie religieuse, aucun autre pays n’a su préserver dans sa pureté l’idée de liberté qui a conféré à la religion son ancien pouvoir en Europe, laquelle demeure la fondation de la grandeur de l’Angleterre[v].

[…]

Acton était convaincu que les nations ne sont pas égales dans leur capacité à embrasser un régime politique ou un autre. Une nation sortie de la barbarie ne peut se gouverner elle-même ; de même, « un peuple qui s’est voué à l’égalité, ou à la monarchie absolue, est incapable de produire une aristocratie[vi] » ; c’est pourquoi, selon Acton, toute politique sensée doit tenir compte du facteur national, car il détermine le type de régime poli­tique qui convient à une population. « Le déni de la nationalité implique donc le déni de la liberté politique », écrit Acton. La pensée de Trudeau renfermait aussi une échelle des nationalités, de la moins à la plus éduquée politiquement, en vertu de laquelle il incombait au Canada britannique d’initier le Canada français à l’art du gouvernement démocratique. Le Canada français, en effet, formait pour lui « un peuple qui n’a pas encore appris à se gouverner lui-même », « un peuple où la démocratie ne peut pas être prise pour acquise[vii] ».

Un autre point de la pensée d’Acton que n’aurait pas désapprouvé Trudeau est la nécessité de mêler les « races », c’est-à-dire les nations, pour garantir à l’ensemble multinational plus de stabilité et atteindre un degré de perfection plus achevé que la rudimentaire synthèse des États moins mélangés[viii], comme le Mexique qui, aux yeux d’Acton, se contentait de diviser les « races » en fonction du sang, sans les distribuer sur plusieurs régions[ix]. C’était là aussi un des aspects centraux de la pensée politique de Trudeau, qui a conçu justement sa politique de bilinguisme officiel en vue de déconcentrer la population canadienne-française, pour inciter les Franco-Québécois à immigrer en dehors du Québec par la promesse qu’ils pourront y faire instruire leurs enfants en français dans le système public d’éducation aux cycles primaire et secondaire. De même, une politique d’immigration active conduite sous le chapeau idéologique du multicul­turalisme encourage le métissage multiethnique des populations, surtout dans les centres urbains, dont le pays devrait sortir fortifié. Ce brassage de populations contribuera également à amoindrir l’homogénéité prétendu­ment monolithique que l’élite canadienne-anglaise a longtemps prêtée au Canada français dont la morale close aurait empêché un sain mélange et l’émancipation individuelle. Autrement dit, si le brassage multiethnique ne pouvait garantir l’éradication rapide du fait français au Canada, on pouvait en espérer néanmoins l’alignement progressif des moeurs des Canadiens français sur le libéralisme anglo-protestant. […]

Il y a toutefois un point central sur lequel Trudeau s’écarte d’Acton et qui révèle la radicalité de la pensée du futur premier ministre. Tous les deux conçoivent, pour reprendre l’expression de John Porter, l’em­pire multinational ou l’État non national comme des mosaïques verticales qui rassemblent des nations diverses soumises à une émulation en prin­cipe bienfaisante sous la tutelle d’une nation dominante. Chez Acton, la verticalité de l’empire ne vise toutefois pas l’extinction entière des nations, il doit, au contraire, les maintenir, leur assurer un minimum de vitalité, en les dissuadant toutefois de vouloir s’ériger elles-mêmes en États ; elles doivent donc subir une certaine dépolitisation, qui leur fait accepter leur existence sous les angles social, culturel, religieux, ethnolinguistique en renonçant toutefois à la liberté politique. Acton écrit : « [u]n État qui est incapable de satisfaire différentes races se condamne lui-même ; un État qui s’efforce de les neutraliser, de les absorber ou de les expulser détruit sa propre vitalité ; un État qui ne les inclut pas en son sein se prive du fondement du gouvernement démocratique (self-government)[x] ». Or, chez Trudeau, une ambivalence fondamentale apparaît très tôt dans sa pensée, qui va ensuite se dissiper quand il deviendra premier ministre. Dans son essai « La nouvelle trahison des clercs », bien qu’il évoque l’État multina­tional, qui serait l’option préférée des constitutionnalistes qui récusent le principe des nationalités et l’État-nation, et même l’idée de nation cana­dienne-française ou britannique, il envisage aussi l’État multiethnique, où il n’y aurait en somme aucune nation particulière et qui ne serait constitué que de groupes ethniques. Il est révélateur que, s’agissant du partage fédé­ratif des compétences législatives, il concède d’emblée toutes les matières à « incidence ethnique » aux autonomies fédérées, alors que les autres activités, qui touchent au « bien commun de l’ensemble de la société canadienne », ressortiraient au magistère fédéral[xi]. Or, pendant ses années au pouvoir, Trudeau s’est systématiquement opposé à toute reconnaissance du Québec comme nation, voire comme société distincte. De même, la politique fédé­rale du multiculturalisme a soigneusement évité d’introduire l’idée que la diversité culturelle du Canada serait adossée à une diversité de nations. Autrement dit, la mosaïque verticale rêvée par Trudeau puis mise en oeuvre par ses décisions et ses politiques serait celle qui aurait réussi, ou prétendu avoir réussi à « neutraliser » les ambitions nationales de ses communautés ethniques. En ce sens, l’État multiethnique parfait déboucherait sur l’État véritablement postnational, qui aurait dépassé la nation après avoir réussi à désamorcer la contestation nationaliste de ses groupes internes. Mais cette visée nourrit bien sûr une illusion, puisque, voulant saper la revendication politique de sa nation minoritaire, elle tait l’emprise de la nation dominante sur le corps politique tout entier.

L’exception ou la latence de la souveraineté impériale canadienne, p. 510-511

La crise de la covid-19 a conduit nombre d’États à se prévaloir de pouvoirs exceptionnels, qui restreignent considérablement les libertés et octroient aux organes exécutif et sanitaire des capacités qu’ils n’ont pas en temps normal. D’ordinaire, les États se fondent sur une disposition expresse de la constitution pour exercer ce pouvoir extraordinaire ou sur des lois qui les y autorisent. Bien qu’il n’y ait nulle mention d’un pouvoir d’urgence dans la constitution canadienne, les tribunaux britanniques ont reconnu au gouvernement fédéral la faculté de concentrer les pouvoirs pour faire face à une situation exceptionnelle, bel exemple des non-dits ou des « béances » dont le droit au Canada a fait un art de gouverner. Depuis le début de la crise, le gouvernement fédéral s’est jusqu’ici abstenu de déclarer l’urgence, en laissant aux états provinciaux le soin de décréter l’état d’urgence sanitaire chacun sur son territoire. Aux dires du constitutionnaliste André Binette, le gouvernement fédéral pourrait néanmoins, en usant de son pouvoir d’urgence aménagé depuis 1988 par une loi qui remplace la Loi sur les mesures de guerre utilisée en 1970 au Québec, prendre le contrôle des systèmes de santé provinciaux[xii].

Le Canada possède deux constitutions, l’ordinaire, qui divise la puissance publique en deux ordres, indépendants juridiquement l’un de l’autre, les états fédérés exerçant, au titre de la constitution, une compétence législa­tive interne, puis l’exceptionnelle, de sorte qu’en situation d’urgence, que le cabinet fédéral est fondé à déclarer unilatéralement, le Parlement fédéral peut s’approprier l’ensemble des pouvoirs législatifs disponibles. Il se mue donc en Parlement impérial unitaire et retrouve ainsi la vérité originaire de son pouvoir à l’égard de la paix, de l’ordre et du bon gouvernement, tel qu’il est libellé au début de l’article de la loi constitutionnelle qui énumère ses compétences exclusives et qui forme la base légale du pouvoir résiduaire au Canada. Le pouvoir d’urgence fédéral entraîne une « éclipse pro tanto de la dimension fédérale de la Constitution », écrit le juriste Gérald Beau­doin[xiii]. Dans l’arrêt qui a validé ce pouvoir devant le Conseil privé de Londres, l’affaire Fort Frances de 1923, le juge Haldane – et adepte de la réconciliation du droit avec la sittlichkeit [xiv]– a vu dans la clause Paix, Ordre et Bon Gouvernement la seule disposition constitutionnelle qui exprime la souveraineté de l’État dans sa plénitude et transforme le Parlement fédéral canadien en égal du Parlement de Westminster[xv]. Pouvoir de créa­tion purement judiciaire, aucunement mentionné dans la constitution, il échappe à tout contrôle véritable de son déclenchement. Le cabinet fédéral l’a utilisé en temps de paix, notamment pour pacifier les résistances péri­phériques, comme à l’occasion des événements d’octobre 1970 au Québec. La nouvelle Loi sur les mesures d’urgence, adoptée en 1988, en a raffiné les modalités d’exercice[xvi]. Elle a maintenu le principe que l’exécutif fédéral, possédant à la fois l’auctoritas et la potestas, peut déclarer de son propre chef différents états de crise – état de sinistre, état d’urgence, état de crise internationale, état de guerre –, sans devoir préalablement recevoir l’auto­risation d’une instance qui lui est extérieure. Il doit au plus consulter les exécutifs des états provinciaux. On prévoit certes que les deux chambres du Parlement doivent être saisies d’une motion en vue de ratifier la déclaration de l’exécutif dans un délai d’une semaine. Cependant, c’est là une exigence purement formelle, dans un contexte de parlementarisme majoritaire, où le gouvernement dispose d’ordinaire d’une majorité à la première chambre et peut aussi compter à la deuxième chambre sur le ralliement de sénateurs nommés par les cabinets fédéraux, chambre à la légitimité démocratique trop faible pour fonder un quelconque contre-pouvoir crédible.

 

 

 


[i] George Orwell, « Comment on exploite un peuple : l’Empire britannique en Birmanie », dans Écrits politiques (1928-1949), Paris, Agone, 2009, p. 42

[ii] Ibid.

[iii] Nigel Dalziel, The Penguin Historical Atlas of British Empire, Londres, Penguin Books, 2006, p. 38.

[iv] John George Bourinot, « Canadian Studies In Comparative Politics », 1- Canada and England, Mémoires de la société royale du Canada, section II, 1890, p. 3 et ss.

[v] Lord Acton, « Political Thoughts on the Church », dans John Emerich Edward Dalberg-Acton, The history of freedom and other essays, New York, Books for Librairies Press, 1967, p. 204.

[vi] Acton, op. cit., « Nationality », p. 297.

[vii] Pierre Elliott Trudeau, « Un manifeste démocratique », Cité libre, octobre 1958, 22, p. 1-31 ; reproduit dans Yvan Lamonde (dir.), Cité libre une anthologie, Montréal, Stanké, p. 102.

[viii] Acton, op. cit., « Nationality », p. 296.

[ix] Acton, op. cit. p. 295.

[x] Acton, op. cit., « Nationality », p. 298.

[xi] Trudeau, « La nouvelle trahison des clercs », reproduit dans Yvan Lamonde (dir.), Cité libre une anthologie, op. cit., p. 165.

[xii] Voir André Binette, « La pandémie et la constitution canadienne », L’Aut’Journal, 5 mai 2020, en ligne : http://lautjournal.info/20200505/la-pandemie-et-la-constitution-canadienne. Les pouvoirs exceptionnels octroyés à l’exécutif fédéral par la Loi sur les mesures d’urgence sont aussi étudiés dans cette chronique de David Dyzenhaus, « Canada the Good? », Centre d’études constitutionnelles, 27 avril 2020, en ligne :  https://ualawccsprod.srv.ualberta.ca/2020/04/canada-the-good/ .

[xiii] Gérald-Beaudoin, Le fédéralisme au Canada, Montréal, Wilson & Lafleur ltée, 2000, p. 469.

[xiv] La sittlichkeit, ou la moralité objective selon le philosophe Hegel.

[xv] Voir Fort Frances Pulp and Power c. Manitoba Free Press co., [1923] A.C., p. 704-705.

[xvi] L.C. 1988, ch. 29.

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Le Brexit ou l’Empire britannique 2.0  Ajouter une vignette

Marc Chevrier
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Dans un ouvrage publié peu avant les élections générales qui ont eu lieu au Royaume-Uni le 12 décembre dernier, le juriste Marc Chevrier s’est penché sur l’idée d’empire et sur la résurgence de cette forme politique en Occident. Il rappelle que le Royaume-Uni, malgré la perte de ses nombreuses colonies, est demeuré essentiellement un empire, sans jamais devenir à proprement dit un État-nation. Ce fait fondamental, quoique souvent incompris, éclaire le sens du Brexit, choisi par une courte majorité des électeurs britanniques lors du référendum de juin 2016, qui a profondément divisé la classe politique et paralysé le par-lement de Westminster. Cette impasse traduisait au vrai un conflit d’allégeance chez les Britanniques eux-mêmes, les uns voulant renouer avec l’indépendance de leur empire his-torique, les autres s’amarrer au projet de l’Empire européen. Mais finalement, après la vic-toire décisive des conservateurs de Boris Johnson aux élections du 12 décembre 2019, le Royaume-Uni se retirera de l’Union européenne pour s’assumer comme empire indépen-dant et libre, sous une nouvelle forme qui restera certes à définir et que les velléités d’indépendance de l’Écosse et de réunification de l’Irlande du Nord pourraient toutefois menacer de rompre.

Les extraits sont tirés de l’ouvrage de Marc Chevrier, L’Empire en marche. Des peuples sans qualités, de Vienne à Ottawa, Québec, Presses de l’Université Laval, p. 117-128. Pour alléger la lecture du texte, les notes de bas de page qui l’accompagnent ont été sup-primées.

Descriptif en anglais

Le référendum du 26 juin 2016 sur la sortie du Royaume-Uni hors de l’Union européenne a surpris le monde, y compris les Britanniques eux-mêmes, dont beaucoup parmi les partisans du « Brexit » et leurs oppo­sants ne s’attendaient guère à une victoire de l’option du retrait. S’il est vrai que l’Union européenne est un empire en construction, le béton de l’édi­fice n’a pas encore tout à fait pris, au point qu’on ne puisse envisager d’en sortir, encore que les négociations entre ce pays qui a su toujours réclamer et obtenir pour lui-même des régimes ogatoires et les instances bruxelloises de l’union se sont avérées longues et ardues. Mais ce retrait pose aussi une question fondamentale : quelle est la nature de ce pays, en tant que corps politique, qui le premier, une fois admis dans le concert européen, décide de lui tourner le dos pour tenter de reconquérir son indépendance ? C’est une vue de l’esprit séduisante que de penser que l’Union européenne a regroupé des corps politiques similaires, c’est-à-dire uniquement des États-nations, qui ne différeraient que par leur régime de gouvernement – parlementaire, semi-présidentiel ou par le degré de centralisation, unitaire ou fédéral. […]

Dès 1533, en s’attribuant par une loi la juridiction ultime sur les affaires ecclésiastiques, Henri VIII proclama que « le Royaume d’Angleterre est un empire », soit « un corps politique, composé d’un rassemblement de gens de toutes sortes et de tous degrés, divisé en appellations, et par les noms de spiritualité et de temporalité ». Henri VIII n’en était pas à sa première proclamation d’empire ; il en avait déjà martelé l’idée lors de la prise de la ville de Tournai en 1513. Outre l’ambition d’affirmer la supériorité du roi anglais vis-à-vis de la papauté, cette proclamation d’empire remplissait une fonction politique déterminante, consistant à unifier sous une même couronne toutes les possessions que l’Angleterre avait annexées ou érigées en dominions distincts. Tel que le souligna un historien britannique : « [p]olitiquement, la Couronne impériale désignait un processus d’union, et non pas juste un état d’unité. » Sous le règne des Tudors, la Couronne impériale anglaise devint « en droit une chose infinie et immortelle et, en politique, une force d’unification ». C’est grâce au patronage juridique de ce concept « totalitaire » qu’on a pu « souder le pays de Galles, l’Angleterre et l’Écosse en un seul corps politique », et au XIXe siècle « tisser et annexer un empire colonial et un Commonwealth ».

Il est vrai que ni le Parlement de Westminster ni les rois anglais n’ont systématiquement invoqué le concept de couronne impériale pour conso­lider le corps politique britannique ; celui-ci apparut toutefois dans la loi de 1707 scellant l’union de l’Écosse et de l’Angleterre en ce qui touche la succession au trône, ainsi que dans la loi de 1801 imposant l’union de l’Irlande et de la Grande-Bretagne. Mais, dès les premiers rois Stuart, la notion d’empire avait connu une mutation significative ; elle désignait non plus seulement la souveraineté du monarque sur son royaume, mais une union « incorporative » fusionnant plusieurs royaumes en un nouveau. De plus, « [l]’idée impériale, écrit le juriste Thibault Guilly, devient désormais un moyen de penser le gouvernement d’un territoire vaste et composite, elle devient un mode d’organisation territoriale du pouvoir visant à réconcilier l’unité politique et la diversité territoriale ». Et par la suite, grâce à sa flotte contrôlant les voies maritimes, l’empire en vint à désigner l’ensemble composé du Royaume-Uni, de ses colonies et de ses dépendances outre-mer.

C’est pourquoi penser que ce corps politique devenu au temps de la reine Victoria le plus grand empire de l’histoire de l’humanité ne soit aujourd’hui qu’un État-nation au sens européen du terme tient de la berlue. Les États-Unis et le Royaume-Uni ont d’ailleurs cela en commun que leur nom officiel ne renvoie à une aucune nation particulière qui préten­drait totaliser l’ensemble politique ; tous les deux se signalent par ce qu’ils unissent, des États, ou les composantes géographiques d’un royaume, et tous les deux ont connu au cours de leur histoire une expansion impériale, à la fois interne et externe.

Sans ambages, le juriste français Denis Baranger a défendu la thèse que le Royaume-Uni est demeuré, encore aujourd’hui, un empire, même débarrassé de son vaste domaine colonial, excepté quelques restes épars dans le monde. Mettant de côté les concepts d’État fédéral et d’État unitaire, l’auteur donne de l’empire une définition de départ simple :

Par là, j’entends un corps politique constitué par un processus conduisant une entité « centrale » à étendre son pouvoir sur des territoires toujours plus larges (en vérité, sans limites) par voie de contrainte.

Dans cette définition, Baranger insiste sur le rôle de la conquête dans l’éta­blissement de l’empire, qui peut prendre des formes diverses d’« emprises » du pouvoir central sur une nation périphérique, de l’annexion d’une petite nation par ordonnance du roi, comme le pays de Galles à l’époque des rois Tudor, à l’invasion armée. Mais, si brutale et unilatérale qu’elle soit, la conquête ne vise pas nécessairement l’exclusion du dominé dans le corps politique, où il peut progressivement acquérir les droits déjà exercés par la nation dominante. Fondé sur la conquête, pas à pas construit par l’ajout plus ou moins forcé de nouvelles composantes, l’empire fait nécessairement face à la question du consentement à leur statut, accordé le plus souvent sous forme de privilège, pour reprendre le verbe choisi par Edmund Burke pour qualifier la nature des droits des peuples et des nations que l’Empire britannique a cueillis dans son escarcelle. Qu’il s’agisse de l’Écosse dans le Royaume-Uni actuel ou des colonies américaines sous le long règne de George III, le consentement des composantes périphériques à l’empire a toujours été un enjeu, non sans entraîner, en cas de refus de Londres de reconnaître la réalité des réclamations venues de la périphérie, de lourdes conséquences sur la cohésion de l’ensemble impérial. Ce qui conduit Baranger à penser que « la contrainte est un aspect de la formation de l’em­pire, pas nécessairement le trait dominant de son fonctionnement ».

Plus déterminant que la conquête dans la dynamique de l’empire est le rapport à la frontière, ou plutôt la capacité du pouvoir à se restreindre dans l’espace et le temps. Selon Baranger, à la différence de l’État-nation, qui lui se déploie à l’intérieur d’un territoire précis et trouve même son identité et sa consistance dans ce qui le borne, l’empire ne voit ni de limite spatiale ni de terme à l’exercice de son pouvoir et de son influence. En ce sens, par sa limitation même, l’État ne fonde pas sa souveraineté, note Baranger, « sur une prétention à l’universalité », car, s’étant longtemps défini par opposition à l’empire universel de la papauté en Europe, il « est une résistance de ce qui est situé, localisé, inscrit dans la temporalité, à ce qui se veut universel, au sens de non local, et de non temporel ». L’État a une part liée avec une frange de l’humanité, il a donc un caractère fini, sur le plan humain comme géophysique. Ce qui ne veut pas dire que l’État-na­tion renonce à toute prétention à l’universel ; il peut, comme la France, revendiquer pour lui-même une universalité de type spirituel, tirée d’ail­leurs de la doctrine révolutionnaire des droits de l’homme. L’universalité qui, selon Baranger, caractérise l’empire est plutôt de nature spatiale. Les rois de France et d’Angleterre ont certes tous les deux déclaré qu’ils étaient « empereurs en leur royaume » pour signifier leur indépendance vis-à-vis du pape, mais dans le cas du roi anglais, note Baranger, au regard du libellé des vieilles lois constitutionnelles anglaises, sa souveraineté s’est doublée de la prétention à connaître « une extension territoriale illimitée ». L’empire, c’est le pouvoir sans frontières, c’est la puissance qui repousse sans cesse les bornes de son domaine, en déplaçant, sur la ligne de son périmètre, le curseur qui sépare l’intérieur de l’extérieur. De cette manière, Baranger dégage en quelque sorte deux types de puissances, l’une qui aspire à l’unité spirituelle, en créant un corps homogène, et l’autre, d’extension maximale, en gardant en elle, dans une certaine mesure, son hétérogénéité. Ainsi :

Le Roi d’Angleterre […] a signalé en même temps qu’il envisageait sa propre puissance comme susceptible d’une extension territoriale illimitée. Dans ses profondeurs idéologiques, l’État français réclame l’autorité spirituelle sur l’âme du monde (il est l’État des droits de l’homme), tandis que l’Angleterre aspire à le dominer matériellement sans toutefois se fondre avec lui dans un tout uniforme. Cette particularité du projet politique de longue durée de l’Angleterre est reflétée de manière appropriée par le terme « empire ».

Mieux que l’opposition entre intérieur et extérieur, sur laquelle se construit l’État, le rapport entre centre et périphérie est fondamental pour l’empire. Ce qui ne veut pas dire que celui-ci se dispense de frontières, tant s’en faut. Cependant, la puissance dans l’empire ne cherche pas à tout ranger, territoires, populations, sous son parapluie et à clore ainsi son espace, protégé de l’étranger. L’empire est capable de porosité, de gradation dans les espaces exposés à sa souveraineté, de se retirer de quelques-uns, puis de les investir de nouveau. Comme le souligne Baranger, l’empire balance entre, d’une part, sa tendance à vouloir préserver son centre, donc à ne point se confondre avec la périphérie, en multipliant les démarcations et, d’autre part, sa propension à vouloir intégrer ce qui lui échappe, maintenu en « réserve », en candidat à une absorption future. Ainsi, écrit Baranger, « la frontière de l’empire est translucide : elle est une fenêtre sur un espace qui possède une vocation naturelle à être intégré ». En somme, l’empire préfère l’ouverture, la disponibilité, l’indéfini et l’inclusion progressive à la clôture, à la délimitation et à l’étanchéité. Il ajoute :

Dans l’empire, tout espace extérieur – terre dominée pour le moment par un autre Prince, mer environnante et bientôt l’ensemble des océans – est un « intérieur » potentiel. Mais le sort réservé à cet « intérieur » est d’une autre nature que ce qui arrive dans les limites de l’État. Il n’est pas question d’uni­formiser ce qui est enserré dans les liens de la puissance impériale. Les démar­cations anciennes, les lois et coutumes propres à chaque entité, et même les cultures, les sentiments nationaux, etc., ne sont pas abolis. Dans l’État, la frontière est aussi le critère du rapport ami (à l’intérieur) / ennemi (à l’exté­rieur). Tel n’est pas le cas dans l’empire, même si celui-ci lutte sans fin pour la pacification de ses possessions. Mais, n’étant pas appelé à devenir un autre soi-même (à être uniformisé, à devenir homogène), celui qui est intégré dans l’empire peut rester hostile, aussi longtemps qu’il demeure soumis.[…]

En réalité, l’empire profite de l’existence en son sein d’un « ennemi inté­rieur », soit une population qui résiste à l’incorporation au centre et qui le pousse paradoxalement à renforcer sa volonté d’emprise par de nouveaux moyens, quitte à tolérer l’ennemi dans les marges, en dehors du système officiel du pouvoir. Celui-ci se nourrit ainsi du rapport dialectique de déférence envers le centre et de défiance envers lui. « L’Irlande est restée, pour l’Angleterre, note Baranger, le modèle de cette sorte d’ennemi de l’intérieur, résistant à l’incorporation et affirmant sans relâche sa particularité. » (On pense d’emblée au fait national français au Canada.) Baranger donne en exemple de la dynamique impériale entre le centre anglais et l’Irlande péri­phérique le statut de dominion – pareil à celui du Canada – que celle-ci s’est acquis en 1922, qui maintenait néanmoins dans l’Irlande devenue souve­raine la couronne britannique et des bases militaires. Même séparée d’Al­bion, longtemps maîtresse tyrannique de sa destinée, l’Irlande a continué d’avoir un lien, dont la nature oscille entre la sujétion et la liberté, avec le pouvoir anglais. Même aujourd’hui, pourrions-nous ajouter, en dépit du fait que le Parlement de Westminster n’exerce plus sa souveraineté de naguère sur ses anciennes colonies, le monarque britannique demeure le chef d’État d’une quinzaine d’entre elles – ce qui donne à Westminster la compétence résiduelle de définir les règles de succession pour tous ces pays ; qui plus est, la vague confédération qu’est le Commonwealth unit encore l’ancienne métropole et ses possessions par des liens diplomatiques et cultu­rels. L’empire pratique donc l’art de l’entre-deux, c’est-à-dire savoir intégrer un corps nouveau sans l’absorber tout à fait, et continuer de le mettre à part, en conservant sur lui quelques prises encore, même quand l’élément extérieur semble s’être émancipé. Face à l’ennemi intérieur, il recherche des formules de pouvoir qui sont situées, d’après Burke que cite Baranger, « quelque part entre l’hostilité et le gouvernement ».

[…]Il va sans dire que l’empire à la britannique révèle d’extraordinaires capacités de souplesse, d’adaptation, d’« accommodement » envers ses nations minorisées, pour reprendre un terme qu’affectionnent les théori­ciens de la diversité et du fédéralisme. Le processus historique de sujétion de nations à un centre, à une nation dominante, ne débouche pas nécessai­rement sur leur disparition ou leur absorption totale. L’empire les intègre tout en préservant une part, disons résiduelle, de leur l’identité, quitte à leur accorder, de préférence sans devoir consigner tout cela dans un texte solennel, la jouissance de leurs lois, de leurs coutumes et de leurs institutions civiles. La souveraineté juridique doit connaître un seul détenteur – le Parle­ment de Westminster –, à cela près qu’il n’est pas requis que les statuts de ces nations ou leurs systèmes juridiques soient uniformes. En droit britannique, le pays de Galles, l’Écosse et l’Irlande du Nord demeurent des possessions de la Couronne impériale anglaise où les lois du royaume, qui doivent garantir l’égalité des sujets britanniques, sont appliquées en fait par plusieurs appa­reils judiciaires et systèmes de droit – l’Irlande du Nord a son système judi­ciaire, et l’Écosse son propre droit privé et même criminel. L’empire peut donc fort bien se satisfaire d’une unification inachevée du territoire.

Chacune d’elles s’est vu intégrer à l’empire à sa façon ; l’Irlande et le pays de Galles, par conquêtes et annexions périphériques ; l’Écosse, par une union des couronnes et des Parlements avec l’Angleterre, qui fit disparaître la terre de Marie Stuart comme pays indépendant en 1707. En fait, l’idée d’union est le concept dont les juristes et les politiciens britanniques encore aujourd’hui se servent pour désigner le rattachement des nations annexées au royaume. Ce langage entretient l’idée, qui a inspiré le romantisme historique de nombre d’Écossais et de Gallois nostalgiques de leur défunte liberté, que les rapports entre l’Angleterre et ses nations périphériques sont comparables à la négociation interétatique d’ententes entre deux souverai­netés ou nations originellement libres. Ainsi l’Union anglo-écossaise s’est-elle conclue par voie d’un traité, ratifié ensuite par une loi de Westminster et une autre du Parlement d’Édimbourg, l’Angleterre et l’Écosse demeurant certes des entités de droit distinctes. Cependant, cette union, inégalitaire, consacra la perte irréversible de souveraineté pour l’Écosse. […] Le même langage de l’union prévalut pour l’Irlande en 1801, de manière plus brutale que pour l’Écosse toutefois, puisque Dublin perdit son vieux Parlement sans aucune contrepartie, après la révolution avortée des patriotes irlandais de 1798.

[…]

Somme toute, il est loisible de penser que l’Empire britannique n’a jamais pris fin, puisqu’aucun bouleversement institutionnel ni aucune révo­lution des mentalités n’ont désamorcé véritablement les principes struc­turants du corps politique britannique, en dépit de la décolonisation et de la dévolution de 1999, qui a vu le Parlement de Westminster accorder à ses nations périphériques leur propre assemblée nantie de compétences soumises à la loi britannique. On pourrait aussi estimer que même la parti­cipation du Royaume-Uni à l’Union européenne ne lui a pas fait perdre sa qualité d’empire, ce qu’a suggéré Baranger. Cependant, l’entrée du pays dans le système européen et son intégration à l’économie continentale, sans entamer l’édifice de l’union « incorporative », ont certes diminué l’indépendance britannique vis-à-vis de l’Europe, ce qui a motivé bon nombre de brexiters à voter la sortie du Royaume-Uni hors de l’Union européenne. Chez les avocats du Brexit, il en est qui ont tenté de réactiver les prestiges de l’ancien empire, en envisageant que le pays, délié de ses attaches euro­péennes, renoue avec ses anciennes colonies et intensifie avec elles ses liens économiques, non sans indisposer ses nations périphériques qui voyaient dans l’Union européenne un moyen d’affaiblir Londres et de se relier au continent. Dans la haute administration britannique – Whitehall –, d’au­cuns ont nommé « Empire 2.0 » la volonté du Royaume-Uni de resserrer ses relations économiques avec les membres du Commonwealth, en particu­lier avec l’Afrique après le Brexit. Mais l’inextricable imbroglio juridique et parlementaire dans lequel le pays s’est enfoncé après le référendum de juin 2016 a montré que l’irrésolution des élites britanniques, incapables de donner suite à ce vote, reflétait celle, plus large et peut-être plus profonde, de la population, elle-même divisée entre deux camps. L’un a pris pour un Empire britannique renouvelé, devant gagner son indépendance non par la conquête, mais par le commerce et des alliances stratégiques, et l’autre, pour l’Empire européen, associé pour plusieurs au primat de la langue anglaise sur le continent, à la modernité libérale, au multiculturalisme et à la construction d’une nouvelle puissance concurrente des États-Unis, de la Russie et de la Chine. C’est un peu comme si l’ancien débat entre le parti du Pays – ou de la Campagne dirait Chateaubriand – et celui de la Cour refaisait surface, en mettant en scène, d’un côté, la préservation jalouse de l’indépendance du Parlement ainsi que les mœurs saines et rustaudes du royaume, et de l’autre, un Parlement acquis aux intérêts de la finance et de la bourgeoisie montante et une civilisation réceptive aux sophistications européennes. 

Au fond, le Brexit a soulevé une question à laquelle les Britanniques ont peiné à trouver une réponse : comment un vieil empire historique peut-il se résoudre lui-même à s’effacer pour embrasser le projet plus vaste et plus « éthique » d’un empire européen en formation ? Comme l’explique Robert Tombs, au Royaume-Uni « le “super-État” européen est moins perçu comme une garantie de paix et de liberté que comme le dernier en date des hégémons continentaux en puissance qui se sont succédé depuis cinq siècles ». Et si l’on remonte plus loin dans le temps, on s’aperçoit que l’Angleterre a toujours balancé entre l’appel de l’outre-mer et celui de l’outre-Manche. […]

Après le vote sur le Brexit, ces deux appels se sont affrontés comme deux Goliath tirant à forces à peu près égales leur bout à la souque à la corde.

Descriptif en anglais

 While globalization seems to weaken the nation, we are nevertheless losing sight of its competitor, the empire, which, emerging from ancient times, is renewing itself in modernity. Far from being a single great power - the United States - it is multiple and diversely populated: the European Union, the United Kingdom and even... Switzerland. In a liberal democracy, empire often takes the form of a federation, which we continue to idealize without grasping its imperial dynamic and foundations. Canada is a prime example of empire in action, which claims to synthesize a post-national microcosm in which cultures, peoples and beliefs would coexist harmoniously, thanks to a multicultural right and a special art of governing.

Navigating through history, law and ideas, between Europe and America, the author follows the fertile intuitions of the writer Robert Musil, a privileged witness of the late Austro-Hungarian Empire, where many men and peoples ended up "without qualities".

 

 

Langue française [Dossier thématique]

Le cauchemar grammatical. À propos de l’ouvrage Malaise dans la langue française.  Ajouter une vignette

Marc Chevrier
[article:author_info]

Que se cache-t-il derrière l’écriture dite « inclusive » que des militants et des organismes présentent comme un progrès obligatoire de la langue? Des auteurs de tous horizons nous mettent en garde contre cette nouvelle pratique dans l’ouvrage Malaise dans la langue française.

On ne compte plus les initiatives annoncées à grand bruit pour réformer la langue française, jugée rétrograde, rigide, capricieuse, et même, selon une rumeur persistante, sexiste, puisqu’elle aurait prétendument caché ou minoré les femmes, par la faute semble-t-il des hommes qui auraient imposé leur code et enrôlé toute la société à travers une grammaire conçue pour les servir, eux seuls. Une colère gronderait et ébranlerait aujourd’hui l’édifice de la langue, sommée de se transformer, dans les maisons d’enseignement, les médias, les entreprises et les services publics, afin que justice soit faite au féminin, sur lequel le masculin aurait outrageusement empiété, en vertu de règles grammaticales qui ont consacré sa prédominance. On publie maintenant des guides, des manuels, des grammaires et des directives, qui toutes ensemble proclament le nouvel impératif langagier : désormais, les êtres, les titres, les fonctions qui se présentent au féminin dans la vraie vie doivent pouvoir être nommés uniquement par des mots portant la marque visible, c’est-à-dire orthographique, du féminin, et les réalités masculines ne peuvent à leur tour être symbolisées que par des termes au masculin. Fini le genre dit « noble » ou « générique », qui permettait au masculin grammatical de signifier à la fois les êtres marqués du masculin et l’universalité des êtres, tous genres grammaticaux confondus. Autrement dit, chaque genre grammatical est assigné strictement au sexe des êtres qu’il représente et auquel il entretiendrait même une correspondance étroite.

Vers un nouvel ordre langagier ?

Sous la bannière de l’écriture dite « inclusive », de nouvelles graphies du français se sont ainsi propagées, dont on réclame à cor et à cri l’application contre les défenseurs de l’ancien ordre langagier. Au nom de cette inclusivité à laquelle dorénavant la langue devrait se soumettre pour devenir « neutre » et « égalitaire », on pratique systématiquement la double flexion du féminin et du masculin, comme « les citoyens et les citoyennes », « celles et ceux », « chères et chers » ; on ajoute aux mots, précédés d’un et de deux points médians ou d’une barre oblique, un « e » supplétif pour souligner le féminin à visibiliser : « cher.es ami.e.s » ; on féminise automatiquement les fonctions, comme clowne, pompière et ambassadeuse ; on accorde les suites de mots mêlant masculin et féminin en fonction de la proximité du dernier genre mentionné dans la phrase ; enfin, on tâche de recourir à des termes dits « épicènes », assez généraux pour signifier à la fois hommes et femmes sans prêter aux uns ou aux autres une quelconque préférence. Ainsi, au lieu de parler des « citoyens », on choisira le terme « population ». Et même un dictionnaire réputé s’est ingénié à ajouter à sa liste révisable des mots entrés dans l’usage un tout nouveau pronom, « iel », qui remplacerait les incommodes « il » ou « elle », tributaires de la division sexuée et binaire de la langue. Des esprits forts en synthèse ont aussi mis sur le marché linguistique les termes celleux et toustes.

Or, tous ces changements sont loin d’être accueillis dans le plus grand des enthousiasmes. En France, le débat sur ces pratiques grammairiennes fait rage depuis plusieurs années, même si les voix dissidentes peinent à se faire entendre. Un ouvrage paru en 2022 rend justice à leurs critiques, qui montrent de l’écriture dite « inclusive » les inconséquences, les excès, les non-dits, les faussetés et les dangers. Plus d’une dizaine d’auteurs de tous horizons en font le relevé minutieux et exposent leurs arguments sans ambages. Le titre du collectif dit bien le sentiment qui anime les auteurs : Malaise dans la langue française, dirigé par le philosophe Sami Biasoni, publié aux éditions du Cerf[i].

Sauver le bien commun de la langue

L’ancien professeur de lettres et députée à l’Assemblée nationale française, Annie Genevard, sonne l’alarme dans la préface de l’ouvrage. L’écriture dite « inclusive », qui érige la langue en champ de bataille sociétal, produit en fait de l’exclusion, en compliquant inutilement la langue pour les jeunes, et l’instrumentalise à des fins politiques. On ne saurait y voir qu’une simple mode passagère, une évolution naturelle ; le bien commun de la langue serait menacé, ce dont devraient s’inquiéter les pouvoirs publics.

Sami Biasoni souligne dans son propos liminaire que c’est pour former une « citoyenneté éclairée » et ne pas abandonner les débats sur la langue aux experts que les auteurs de l’ouvrage y ont rassemblé leurs principaux arguments relativement à ce qui cloche avec l’écriture dite « inclusive ». Contre les coups du butoir des militants qui désespèrent de conformer la langue à leur idéologie, il faut garder en tête la plus fondamentale des libertés exigibles « dans une société saine et apaisée : celle de disposer d’une langue intelligible, commune et axiologiquement neutre ». 

Biasoni prend soin de cerner le phénomène : « On utilise, en France, l’expression “écriture inclusive” pour désigner l’ensemble des pratiques et contraintes appliquées à la langue afin qu’elle traite également les individus selon leur sexe. En Suisse, il est, dans cette optique, question de “rédaction non sexiste”, comme si, dans l’un ou l’autre cas, la langue telle qu’elle est serait discriminatoire. » Biasoni constate qu’au sein de l’État français règne une cacophonie langagière. Alors que certains organismes de l’État parrainent des guides d’écriture dite inclusive, on s’est déjà chamaillé à l’Assemblée au sujet de la formule « Madame le/la Ministre ». La pratique de cette écriture bute rapidement sur la lourdeur des procédés qu’elle encourage, note Biasoni. Ainsi s’agissant du point médian accroché aux mots pour neutraliser leur apparence masculine, Biasoni observe que « de nombreux usagers ne l’utilisent que partiellement, la plupart du temps pour signifier leur engagement idéologique. » Ce genre d’écriture détourne l’attention portée sur le discours pour signaler plutôt la moralité affichée de la personne qui en use. La vertu grammaticale rime donc avec la tartufferie.

L’écriture dite inclusive au regard de la linguistique

Mais qu’en pensent les linguistes, qu’un tel sujet devrait interpeler ?   Dans un texte sur l’histoire du genre dans la langue française, Yana Grinshpun fournit de précieux éclairages sur cette notion qui suscite aujourd’hui malentendus et confusion. Provenant de l’indo-européen gene, le genre signifiait originellement « donner naissance » et a servi de base pour nommer les choses et les êtres selon qu’ils sont considérés comme animés ou inanimés. Les êtres animés se sont déclinés en deux catégories, féminin et masculin, des notions qui sont essentiellement des faits de langue, qui ne décrivent aucunement le sexe ou la sexualité des êtres ainsi classés. C’est pourquoi il faut distinguer en français le genre morphologique du genre sémantique, le premier indiquant les mots portant la marque du féminin ou du masculin, alors que le deuxième vise le sens extralinguistique des mots. On voit la complexité du genre grammatical à travers le mot « Génoise », qui peut signifier à la fois une habitante de Gênes et un type de biscuit. Que la langue recoure à deux genres grammaticaux, masculin et féminin, ne constitue pas un fait linguistique universel. Plusieurs langues ignorent ce type de distinction ou divisent les mots autrement. Le grec ancien et le latin comportaient, outre le masculin et le féminin, le neutre. Influencé par ces deux langues, le français en a repris quantité de mots, issus du neutre en grec et en latin, qui ont été féminisés ou masculinisés en français. Cependant, en latin, le masculin et le neutre possédaient des terminaisons similaires, comme librum (masculin en latin à l’accusatif) et templum (neutre en latin) ; le masculin est donc apparu en français comme le prolongement naturel du neutre du latin et a acquis ainsi la qualité de « genre par défaut », souligne Grinshpun, qui le définit comme « le genre dans lequel le féminin et le masculin se trouvent dans un rapport d’inclusivité. »

Au cours des siècles, le genre des mots a beaucoup varié, à tel point que Nicolas Boileau a qualifié le français dans sa XIIe Satyre de langage « bizarre hermaphrodite ». Il fut un temps où l’on écrivait une arbre, comme chez Rabelais, une art, un cuiller, etc. Mais est-on justifié d’affirmer que le français a subi des cures de masculinisation, comme le claironnent les « inclusivistes » militants d’aujourd’hui ? La réponse de Grinshpun est formelle : « Les inclusivistes présentent régulièrement le travail des grammairiens comme la transposition directe des sexes sur la langue. Or, il s’agit là de leurs propres projections que seuls les psychanalystes peuvent analyser ». Au banc des accusés siègent les grammairiens du XVIIIe qui auraient prétendument infligé à la langue la domination masculine. Ces grammairiens, selon Grinshpun, connaissaient toutefois fort bien le caractère arbitraire de la division genrée des mots, qui n’établissait aucun lien logique et stable avec la qualité des êtres ainsi catalogués. Bien loin de consacrer le monopole des hommes sur la parole, ces grammairiens ont plutôt reconnu le rôle crucial des femmes pour façonner et « lisser » la langue, notamment dans les salons, où elles arbitraient le bon usage. Un grammairien comme Antoine Furetière a pu même penser que le français penchait vers le féminin. « Le génie de notre langue est de féminiser les mots autant que l’on peut », écrivait-il en 1690. Bref, selon Grinshpun, les inclusivistes méconnaissent l’histoire et la morphologie de la langue française et cherchent à tout prix à régler son fonctionnement sur leur vision du monde, qui est le fait d’une « minorité élitiste, revendicative et narcissique. »

Cela dit, le français, devenu la langue nationale de la France, à la faveur de l’école publique, a participé à ce que des historiens ont appelé le « roman national » et a servi un dessein politique. Or, souligne le professeur de lettres Xavier-Laurent Salvador, à la suite de Roland Barthes qui affirmait que « [l]a langue est fasciste » et des travaux de penseurs comme Bourdieu, Foucault, Deleuze, etc., on s’est fait gloire en sciences humaines de diaboliser ce dessein et d’ériger ainsi « la critique de l’orthographe-grammaire » en critique sociale dans le but avoué de « lutter contre l’académisme » et de « détruire le consensus orthographique ». À travers la refonte de la langue on croit pouvoir, sur des bases en réalité peu scientifiques, changer la société tout entière. Salvador sort de l’oubli la figure attachante de Geoffroy Tory, peintre et graveur, qui fut aussi « réformateur de l’orthographe et de la typographie sous François 1er ». On lui doit le premier emploi du mot « orthographe » dans la langue française qui, à l’époque, était tiraillée entre les emprunts savants au grec et au latin, l’omniprésence de l’italien dans les facultés et le souci, dont Tory a formulé les exigences, de favoriser une littérature qui parle à tout le peuple, qui lui ne parle ni latin, ni grec. De plus, Tory a salué l’action déterminante des femmes pour fixer la bonne prononciation de plusieurs mots, dont l’habitude de ne plus prononcer les « s » finaux du pluriel, sauf « quand le mot suivant commence par une voyelle ». Les Parisiennes, en particulier, auraient défini les règles de la liaison des mots dans la langue orale.

Salvador ne nie pas que la langue ait subi l’influence des idéologies au cours du temps ; c’est en fait une évidence ; seulement, il trouve réducteur de n’y voir qu’une « lutte autour du genre » alors que selon les époques, le français s’est adapté à plusieurs cultures exogènes. Les inclusivistes aiment à citer la phrase du grammairien Claude Favre de Vaugelas pour incriminer le penchant « sexiste » de la langue : « Pour une raison qui semble commune à toutes les langues que le genre masculin étant le plus noble doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin sont ensemble ». Selon Salvador, Vaugelas énonçait ici « des propositions de correction » pour une pratique grammaticale qui n’allait pas encore de soi et estime que l’adjectif « noble » ne voulait pas nécessairement dire « supérieur » au XVIIe siècle, comme l’opine l’inclusiviste Éliane Viennot, mais renvoyait plutôt à l’institution du mariage, où l’époux transmet le nom et les quartiers de noblesse. La recommandation de Vaugelas ne fut pas unanimement reçue chez les grammairiens qui l’ont suivi. Pendant le XIXe siècle, on recommanda même la prédominance du féminin. Toutefois, ce fut l’utilisation d’un manuel, « réédité plus de quatre-vingts fois entre 1832 et 1889 », dans les premières écoles primaires françaises de ce siècle qui scella le sort de la règle énoncée par Vaugelas.

Quand la militance prend le pas sur la science

Dans un texte s’employant à distinguer la grammaire militante de la grammaire linguistique, le linguiste Jean Szlamowicz a voulu montrer les assises fragiles sur lesquelles repose le discours selon lui « pseudo-féministe qui s’est constitué autour de la langue pour imposer l’écriture inclusive. » C’est par un « forçage interprétatif » que ce discours établit une équivalence entre masculin et féminin, d’une part, et mâle et femelle d’autre part. C’est même avec une certaine légèreté que ce discours a ainsi déterminé qu’il y aurait un lien évident entre le masculin grammatical générique et une vision dominatrice de la masculinité, lien en fait supposé, mais jamais prouvé, ce qui implique que des femmes, au même titre que des hommes, « Montaigne comme Simone de Beauvoir », auraient pêché par sexisme en suivant les usages de la langue. Comme si le fait de dire « il pleut » au lieu de « elle pleut » témoignait d’un privilège masculiniste ou d’un complot ourdi par les hommes pour soumettre les femmes[ii]. Comment prendre au sérieux le lien prétendu entre l’accord de genre et le patriarcat, quand plusieurs langues, telles que le finnois, le turc, le kmer, le comanche et le basque, ignorent le genre sexué dans leur système ? se demande Szlamowicz[iii]. Les sociétés qui parlent ces langues ne sont pourtant pas reconnues pour avoir pratiqué de toute éternité l’égalité entre les sexes.

De plus, le discours inclusiviste postule que la langue influence la pensée, et donc véhicule les injustices de la société. Or, ce déterminisme linguistique reprend la « doctrine depuis longtemps dépassée selon laquelle les peuples se voient dicter leur pensée par la langue qu’ils utilisent. » En effet, « [l]a correspondance entre langue et société n’est pas de l’ordre de l’influence parce qu’une langue ne pense pas à la place des individus. » Quant à l’idée que l’écriture dite inclusive aide à « visibiliser » les femmes, Szlamowicz juge que cette métaphore n’a aucun sens sur le plan grammatical. On peut affirmer qu’une femme est médecin-urgentiste ou mannequin sans que le masculin grammatical emporte la disparition de la femme biologique concrète qui exerce tel ou tel métier. C’est comme si les formes de la langue devraient refléter l’organisation sociale.

En réalité, dans le système de signes propre à la langue, les mots ne créent pas de similarité ou d’appariement automatiques et substantiels avec ce qu’ils nomment, être vivants ou inanimés. La langue permet d’employer indifféremment des termes masculins et féminins pour nommer des êtres féminins et masculins et les fonctions qu’ils occupent. Outre la variation du genre, le français s’amuse à nommer des réalités tantôt par le singulier, tantôt par le pluriel (les eaux du Gange, l’eau de pluie), avec une liberté déconcertante. « L’écriture inclusive, écrit Szlamowicz, impose la morale comme fondement d’une monovalence sémantique que la réalité empirique des langues dément. »  Ce discours qui importe l’anglicisme gender dans la langue française pour attribuer aux mots l’équivalent fixe d’une identité sexuelle constitue selon Szlamowicz un détournement de la linguistique scientifique, dont les principes d’objectivité et de factualité le cèdent à la « militance socio-sexuelle ».

L’arrière-plan idéologique de l’écriture dite inclusive

Cette pratique orthographique, qui curieusement ne touche pas à la langue orale, prospère grâce à un arrière-fond idéologique que plusieurs auteurs de l’ouvrage ont tenté de cerner. Pour les philosophes Mazarine M. Pingeot et Jean-François Braustein, l’écriture dite inclusive se nourrit de courants de pensée américains, le pragmatisme et le féminisme radical de Judith Butler, célèbre pour sa théorie du genre. Celle-ci, note Pingeot, s’appuie sur la performativité du langage, un terme savant qui désigne la possibilité pour un locuteur de créer de la réalité par son seul acte d’énonciation, ce que fait un juge quand il déclare : « la séance est ouverte ». Pour Butler, le « sexe » est assigné à la naissance, par la simple puissance performative du langage, ce qui laisse entendre que cette désignation est arbitraire, imposée de l’extérieur sur l’enfant au genre supposé indéterminé. L’écriture dite inclusive se construit sur le sentiment de toute-puissance qui accompagne le sujet qui croit pouvoir ordonner l’univers social et la langue à son identité, appelée à se libérer de tout carcan normatif. Ce faisant, c’est la dimension symbolique de la langue qui s’en trouve amoindrie ou même niée, puisque la langue est habituellement un système de signes qui font un écart avec le réel signifié ; les mots ne sont pas des images concrètes, des représentations purement analogiques, de ce qu’ils sont censés désigner. Ils pratiquent avec le réel une distance — une altérité — que l’écriture dite inclusive voudrait combler par un « social sans dehors », constitué d’identités autoproclamées réfractaires à toute terminologie qui s’éloignerait de leur perception d’elles-mêmes.

Du déni du symbolique, on passe ainsi selon Pingeot au littéralisme, le mot devenant ainsi la chose ; il se confond avec la différence sexuelle vécue et réfractée dans la société en une myriade d’identités refermées sur leur particularité revendiquée. L’écriture dite inclusive, bien loin d’enrichir la langue, l’appauvrit, notamment celle que nécessite l’écrivain pour jouer des mots et des conventions. Elle ressemble plutôt à la froide langue administrative dont Kafka a dépeint l’enfer dans La Colonie pénitentiaire ou Le Château. Ce littéralisme grammatical s’inscrit selon Pingeot dans une tendance plus générale de nos sociétés où, à la faveur du règne horizontal d’internet, l’écart entre le réel et l’idéal n’est plus toléré, et l’égalité est rabattue sur la mêmeté.

Le linguiste François Rastier a également souligné l’étrange propension au littéralisme qui caractérise selon lui le discours sous-jacent à l’écriture dite inclusive, en particulier excluante pour « les dyslexiques, dysphasiques et dyspraxiques » confrontés à des mots imprononçables et indécodables. Il y a quelque chose de superstitieux dans le littéralisme, rappelle Rastier, en citant Montesquieu qui disait que « La superstition est la mère du sens littéral. » C’est que les mots auraient la vertu magique de correspondre, en raison de leur apparence graphique, aux êtres et aux choses auxquelles ils renvoient. C’est ce littéralisme qui voudrait que les mots soient des signaux univoques, dont la signification est ramenée systématiquement à sa dimension genrée ou sexuelle, ce qui pousse certains à écrire individu.e quand ce terme désigne une femme.

Ce littéralisme confond aussi l’usage et la mention d’un terme. Le seul fait de prononcer un mot tabou ou chargé d’une histoire douloureuse dans une classe peut valoir à l’enseignant qui croyait faire œuvre de pédagogie anathème et lynchage médiatique, si ce n’est pas la perspective d’une perte d’emploi. La langue perdant sa subtilité symbolique se transforme alors en code évocatoire, qui cherche à purifier le langage en ligotant les mots à des référents préterminés, conformes à une doxa idéologique. Rastier voit un lien entre la désymbolisation de la langue dont l’écriture dite inclusive fournit une autre manifestation et l’effet nivelant de l’informatique, qui aplatit la langue, réduite à « des mots-clés, symboles décontextualisés devenus signaux. » Le littéralisme aboutit à de loufoques assertions, comme celle de l’inclusiviste Éliane Viennot, pour qui l’accent aigu en français se compare au pénis dressé.

De la gnose à la tentation totalitaire

Comme Pingeot et Braustein, Rastier constate que l’écriture dite inclusive s’appuie sur la théorie de la performativité de la langue, reprise par Butler, mais aussi par le penseur du postmodernisme, Jean-François Lyotard. Mais si savante que paraisse cette théorie, elle renoue avec la magie. « Quand l’esprit transforme la matière par profération, on entre dans le domaine de la magie », écrit Rastier, qui relève également la dimension religieuse contenue dans cette théorie[iv]. De même, pour Braustein, l’écriture dite inclusive apparaît comme « une sorte de corollaire linguistique de la théorie du genre », qui postule la fluidité des identités dites genrées et que le corps humain forme un pur produit du discours. Ce type de théorie s’assimile selon Braustein à la « gnose, pour laquelle le corps est tout à fait inessentiel. » (En effet, la gnose s’est avérée dans l’histoire une forme de connaissance ésotérique qui a aspiré à délivrer l’âme de ses attaches charnelles.) L’écriture dite « inclusive » s’ajoute donc à l’arsenal déployé par les adeptes de la théorie du genre pour neutraliser la différence sexuelle à travers une refonte du langage lui-même. Toutefois, cette ambition, constatent aussi bien Braustein que Biasoni, risque de buter sur les contestations des « non-binaires » et des trans, que pourrait offenser une écriture qui exalte paradoxalement les marqueurs orthographiques du féminin et du masculin.   

Braustein et d’autres auteurs de l’ouvrage soulignent également la dimension totalitaire que couve le projet de l’écriture dite inclusive. Le philosophe évoque la langue artificiellement remaniée sous le Troisième Reich et la dystopie langagière imaginée par les écrivains Zamiatine et Orwell. S’appuyant sur le témoignage de Vaclav Havel, il observe que l’écriture dite inclusive sert à « créer un climat global d’intimidation » et à « essayer de persuader chacun qu’il n’est maintenant plus possible d’écrire dans l’“ancienne langue”, l’“oldspeak”, désormais chargée de tous les péchés. » Le caractère orwellien de l’entreprise est de même souligné par l’essayiste et sociologue Mathieu Bock-Côté, pour qui l’écriture dite inclusive a fourni au régime diversitaire qui gouverne aujourd’hui l’intelligentsia sa novlangue distinctive, promue « en signe ostentatoire de ralliement à ses dogmes ». Écrire en français normalisé ne va ainsi plus de soi ; il entraîne alors un coût politique et s’inscrit dans la « dissidence orthographique ».

L’écrivain Jean-Michel Delacomptée voit également entre cette écriture et le néoparler décrit dans le roman 1984 de troublantes similitudes, en particulier la réduction de la langue à des oppositions binaires et la contraction de la pensée par le toilettage des mots et de leur capacité à exprimer des nuances. Selon Delacomptée, la démocratie se fortifie de la richesse du langage, alors « que sa pauvreté constitue l’instrument premier des régimes totalitaires. »

Le féminisme contemporain divisé

L’ouvrage Malaise dans la langue française a le mérite d’illustrer le fossé qui sépare les féministes dites universalistes et celles qu’on nomme communément différentialistes ou néo-féministes, parmi lesquelles la pratique de l’écriture dite inclusive recueille de nombreux appuis[v]. Connue pour sa critique de la théorie du genre qu’elle a comparée à une forme nouvelle de puritanisme (La théorie du genre ou le Monde rêvé des Anges, Grasset, 2014), Bérénice Levet s’inscrit en faux contre les transformations que les néo-féministes ont voulu infliger à la langue française, à commencer par la féminisation systématique des titres, dont Yvette Roudy, ministre du gouvernement Fabius, a trouvé l’inspiration lors d’une visite officielle au Québec en 1983. En réalité, le néo-féminisme français a puisé ses idées en Amérique et en Europe du Nord pour soumettre la langue à une exigence croissante et sans limites de visibilité du genre féminin dans la langue même, au mépris des qualités et des propriétés de la langue française qui lui avaient assuré universalité et lisibilité.

L’écriture dite inclusive obéit en fait à une logique de séparation systématique des sexes, en empêchant qu’un genre grammatical particulier ait une valeur extensive et non marquée. Que ce soit l’usage de la double flexion, du point médian ou de marqueurs du féminin pour rendre visibles les femmes dans la langue, Levet juge toutes ces inventions impraticables ou vaines, d’autant plus que « sous couvert de servir la cause des femmes, on les avilit, les infantilise, les rabougrit en les enfermant dans le cercle étroit de leur identité sexuée. » Le bannissement de la valeur générique du masculin grammatical revient à dire selon elle qu’il n’y a rien de commun entre les hommes et les femmes. Ainsi le français, dans lequel Descartes écrivit Le discours de la méthode pour être compris des deux sexes, cesse d’être une langue conçue pour s’arracher de sa condition. Dans la cohorte des termes importés des États-Unis qui se sont imposés en France et ont précipité une certaine décomposition de la syntaxe et du lexique, Levet a vu également des mécanismes ressemblant à ceux que Victor Klemperer a décrits dans La langue du Troisième Reich. Elle termine son article en citant André Gide : « Un peuple qui tient à sa langue est un peuple qui tient bon ! ».

Bérénice Levet n’est pas seule dans son combat contre la féminisation des titres. Nathalie Heinich, sociologue de l’art internationalement connue, revient dans l’ouvrage sur un texte qu’elle avait déjà publié en l’an 2000 (et reproduit en annexe), où elle expliquait pourquoi le féminisme doit viser non à féminiser systématiquement les termes lorsqu’ils se rapportent aux femmes, mais à mettre en suspension la différence sexuelle quand elle ne s’avère pas pertinente. Plus encore que leur identité sexuée, c’est le plein potentiel des femmes en tant qu’êtres humains qui doit transparaître dans les usages linguistiques. Cet universalisme devrait ainsi tirer avantage du masculin qui « fait office de neutre », pour mettre en avant la liberté des femmes de se définir comme telles quand cela leur importe, peu importe le genre grammatical des termes utilisés pour décrire leurs activités. Il s’agit, en quelque en sorte, d’aspirer « au repos du neutre ». Elle constate que ses arguments contre l’écriture dite inclusive n’ont pas été entendus par les néo-féministes qui, cédant aux sirènes du communautarisme et d’un égalitarisme poussé jusqu’à l’absurde, ont miné le socle commun de la langue, au grand dam des plus faibles, « les peu dotés en capital linguistique ».

L’écriture dite inclusive est-elle contraire au droit constitutionnel et administratif ?

L’ouvrage se termine par l’analyse juridique d’Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public. La langue française jouit d’un statut constitutionnel dans le pays de Molière et de Colette depuis 1992 seulement, même si en 2008 la France a reconnu des langues régionales sur son territoire. La France n’a certes pas attendu 1992 pour légiférer relativement à la langue. Le français est institutionnellement normé depuis la création de l’Académie française en 1635, fondée par le pouvoir royal pour « fixer la langue » et en « maintenir le caractère et les principes ». Dans l’exercice de ses fonctions, l’Académie peut être assimilée à une cour supérieure. Or, à deux reprises, en 2017 et 2021, elle a condamné l’usage de l’écriture dite inclusive, entre autres parce qu’elle « offusque la démocratie du langage » et fabrique une langue seconde écrite dont la complexité risque d’échapper aux personnes souffrant d’un handicap cognitif. De plus, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont établi que les normes édictées par le législateur national doivent se conformer à des critères d’intelligibilité et d’accessibilité, que l’on peut faire remonter à la fameuse ordonnance adoptée par François 1er en 1539 au château de Villers-Cotterêts pour faire du « langage maternel français » la langue de la justice — ordonnance que cite Delacomptée dans son texte. Cette ordonnance, en effet, exigeait que les « arrêts soient clairs et compréhensibles » et écrits sans susciter de l’ambiguïté ou de l’incertitude.

Le Pourhiet estime que pour mettre le holà à la « pratique pernicieuse » de l’écriture dite inclusive au sein même des institutions publiques, le législateur français dispose des outils juridiques requis pour imposer « l’usage obligatoire d’une terminologie officielle. » Chose amusante, le président Emmanuel Macron a décidé de convertir le château de Villers-Cotterêts en Cité internationale de la langue française, qui devrait ouvrir ses portes au printemps 2023. À quelle langue exactement trinqueront les dignitaires de Belgique, de Suisse, de Tunisie, de Moldavie, du Vietnam, du Gabon, du Sénégal, du Québec, de Madagascar, de Roumanie et du Nouveau-Brunswick lorsqu’ils se réuniront sous les belles voûtes en caissons ornés du château ?   

Le retour du cratylisme

À plusieurs reprises, le bel et riche ouvrage Malaise dans la langue française, qui gagne à être lu dans tous les continents de la francophonie, a mentionné le dialogue de Platon où celui-ci s’interroge sur la nature du langage, soit le Cratyle. Ce nom est resté dans le langage savant pour signifier, par le vocable de cratylisme, la théorie qui sous-tend le projet de l’écriture dite inclusive, à savoir « que les noms, quand ils sont bien établis, ressemblent aux objets qu’ils désignent et qu’ils sont les images des choses » et que « quand on sait les noms, on sait aussi les choses[vi]. » Cette vision naïve du langage comme le dit Heinich, qu’on croyait rejetée dans l’histoire des idées anciennes en linguistique, renaît avec une prospérité déconcertante dans nos maisons d’enseignement, tentées par le littéralisme. Nous voilà peut-être entrés dans ce que la grande poétesse italienne Christina Campo a appelé le « cauchemar horriblement littéral où tout a valeur de ce qu’il paraît[vii]»

 


[i] Référence exacte : Sami Biasoni (dir.), Malaise dans la langue française, Paris, Cerf, 2022, 258 p, ISBN : 978-2-204-14546-6.

[ii] Voir aussi ce que Szlamowicz en dit dans son ouvrage Les moutons de la pensée. Nouveaux conformismes idéologiques, Paris, Cerf, 2022, p. 44.

[iii] Yana Grinshpun et Jean Szlamowicz fournissent une liste plus complète des langues qui ignorent le genre dans leur système ou fondent le genre sur autre chose que l’opposition sexuelle. Voir leur article « Le genre comme catégorie linguistique », dans Yana Grinshpun et Jean Szlamowicz (dir.), Le genre grammatical et l’écriture inclusive en français, Observables, no 1, 2021, p. 26.

[iv] L’aspect magique du littéralisme inclusiviste est également souligné par Jean Giot, « Aspects problématiques de l’écriture inclusive pour l’épistémologie linguistique », dans Yana Grinshpun et Jean Szlamowicz (dir.), Le genre grammatical et l’écriture inclusive en français, Observables, no 1, 2021, p. 168.

[v] Sur les pratiques langagières du néo-féminisme, voir aussi les analyses publiées par Yana Grinshpun, Chantal Wionet et Sonia Branca-Rosoff, dans Yana Grinshpun et Jean Szlamowicz (dir.), Crises langagières. Discours et dérives des idéologies contemporaines, Paris, Hermann, 2022. Voir la partie III Le discours de l’intimidation.

[vi] Platon, traduction Émile Chambry, Protagoras, Euthydème, Gorgias, Ménexène, Ménon, Cratyle, Paris, Garnier, 1967, p. 465 et 470.

[vii] Voir Une Digression sur le langage. En italien : l’« incubo orrendamente letterale dove tutto vale quel che sembra ».

La langue affranchie d'elle-même

Le français, langue infantile  Ajouter une vignette

Marc Chevrier
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Obligatoire jusqu’à la fin du secondaire seulement, le français est-il donc, au Québec, jugé indigne de la science avancée et de la haute culture ?

 

Au Québec, le français est une langue pour les enfants. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le législateur québécois lui-même, soit l’Assemblée nationale du Québec par la bouche de ses lois, qui l’affirme. Pour s’en convaincre, il n’est que de lire la Charte de la langue française qui depuis son adoption en 1977 dispose que « [l]’enseignement se donne en français dans les classes maternelles, dans les écoles primaires et secondaires »[1] sous réserve des exceptions qui confèrent à certains parents la possibilité d’envoyer leurs enfants à l’école anglaise. Or, la Loi sur l’instruction publique, qui régit l’éducation publique au Québec de la maternelle au secondaire, prévoit que tout enfant doit, règle générale, fréquenter une école — publique ou privée — entre les âges de 6 à 16 ans[2]. Donc l’enseignement en français ne comprend en fait qu’une partie de l’enfance, la petite-enfance et la fin de l’adolescence en étant exemptées — alors qu’en France, par exemple, l’instruction obligatoire commence à 3 ans[3]. Cependant, les mots requis par le législateur québécois pour formuler « l’obligation de fréquentation scolaire » en français sont particuliers. Ils visent l’enseignement offert dans les classes, comme si le français devait se circonscrire aux salles où les élèves, patiemment assis, attendent que le maître annonce le moment de la récréation. Si en France, c’est l’instruction qui est obligatoire, au Québec, c’est la fréquentation de l’école qui l’est, si bien qu’à la limite, les élèves, dans la mesure où ils assistent avec une assiduité acceptable les enseignements fournis en classe, sont dispensés d’apprendre quelque matière que ce soit exprimée dans la langue de Molière. Au Luxembourg également, tout enfant doit « fréquenter l’école », quoique la loi précise que la formation obligatoire « consiste en la participation régulière à tous les cours et activités scolaires »[4]. Au Québec, l’élève doit seulement « participer aux activités de l’école qu’il fréquente concernant le civisme, la prévention et la lutte contre l’intimidation et la violence[5]. » Mais qu’en est-il des activités d’instruction proprement dites? Silence. La seule autre obligation que la loi québécoise prévoit pour l’élève en classe est qu’il prenne soin des biens mis à sa disposition et qu’il les rende une fois l’activité scolaire terminée. La loi attend des élèves bien élevés, mais pas nécessairement bien instruits.

En somme, l’éducation publique en français au Québec se borne à la fréquentation de classes pour des élèves qui, pendant une décennie, ne sont guère tenus de s’instruire de quoi que ce soit en français. Mais qu’arrive-t-il, par exemple, si un élève ne remplit pas son obligation scolaire et décide, après avoir décroché de l’institution, de retourner en classe passé l’âge de 16 ans? Rien dans la loi ne l’obligerait à continuer en français les études secondaires qu’ils avaient abandonnées dans cette langue. La formation en français ne poursuit pas l’instruction réelle comme telle ; elle suit une règle purement temporelle. Il suffit de tomber dans la fourchette prévue par la loi pour y être assujetti ; sitôt qu’on a dépassé l’âge fatidique de seize ans, on échappe à la « classe » en français. En 2017-2018, du reste, 13 728 jeunes Québécois de 10 à 16 ans ont cessé leurs études, l’âge le plus critique pour les abandons étant celui de 16 ans[6].

L’idéologie du « libre choix » et le bilinguisme concurrentiel en éducation

16 ans est aussi l’âge qu’ont en général les finissants du secondaire qui, pour celles des personnes qui se destinent aux études postsecondaires facultatives, préparent les demandes d’admission aux différents collèges du Québec (cégeps), publics et privés, subventionnés par l’état québécois. Or, au Québec, ces finissants encore adolescents choisissent d’ordinaire à cet âge critique, outre leur filière d’études et leur établissement, la langue de leur instruction collégiale. On voit dès lors que le français est fait pour les enfants dans un double sens : 1- la fréquentation de classes en français ne vise que des enfants ; 2- c’est de mineurs pubères que dépend le sort de la langue française pour les études postsecondaires. L’avenir d’une communauté linguistique minoritaire en Amérique et au Canada même se repose sur les microdécisions de milliers d’adolescents qui découvrent les joies d’un marché aux diplômes délivrés par plus d’une cinquantaine d’établissements. En effet, le Québec est l’un de ces rares et curieux endroits du monde où deux systèmes complets d’éducation, de langues anglaise et française, coexistent parallèlement, de la maternelle à l’université, tous deux également financés par les fonds publics reçus du Québec et du gouvernement fédéral en matière de recherche. Comme si sur le territoire du Québec, le français et l’anglais étaient considérés, à parts égales, comme des langues nationales.

Avant l’adoption de la Charte de la langue française en 1977, ces deux systèmes se faisaient « librement » concurrence, tant et si bien que les parents se sont longtemps crus investis du droit souverain de choisir la langue d’instruction de leurs enfants, option dont notamment beaucoup de familles immigrantes se sont prévalues jusqu’en 1977 pour scolariser massivement leurs enfants en anglais, rampe du prestige et de l’ascension sociale. En 1974, par sa la Loi sur la langue officielle, le gouvernement libéral de Robert Bourassa avait tenté de restreindre l’accès à l’école anglaise, en imposant des tests préalables de compétence linguistique qui irritèrent aussi bien la communauté anglophone que les aspirants à la scolarisation en anglais. La Charte de la langue française rendit obligatoire la fréquentation, au primaire et au secondaire, de classes en français pour les francophones et les immigrants, quoique en laissant intact le régime de libre concurrence linguistique pour les établissements postsecondaires, cégeps et universités, avec la bénédiction des pouvoirs publics. Le fait que le français constitue une langue infantile pour le législateur québécois a pour contrepartie que le passage aux études en anglais paraît la récompense de l’arrivée aux marches de l’âge adulte.

Dans le discours public au Québec s’est ainsi installée une idée tenace, propagée par les médias, les acteurs politiques et même par certains organismes publics[7] qu’aussitôt parvenu près de l’âge adulte, un jeune posséderait le droit fondamental, imprescriptible, de se scolariser dans la langue de son choix, un choix personnel, qui ne regarde que lui ou elle, et devant lequel les institutions doivent s’incliner. On parle d’un supposé « libre choix » linguistique qui gouvernerait toute l’éducation postsecondaire et sur lequel se serait cristallisé, de l’avis de certains journalistes, un consensus. On est tellement persuadé de l’existence de ce droit qu’on le sert comme une évidence indiscutable, qui coupe court à toute velléité de pérenniser le français par l’éducation postsecondaire. Ce droit scandé dans le débat public, on l’imagine proclamé par quelque texte fondamental ou sacré, comme les chartes canadienne et québécoise des droits, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, le Rig-Véda ou les Upanishad hindous. C’est à croire qu’en France, l’État finance l’instruction universitaire en allemand, qu’en Espagne, l’accès à l’université en arabe est universel, et qu’au Vermont, les contribuables subventionnent dans l’allégresse les études universitaires en espagnol.

En droit strict, la seule exigence que formule la constitution canadienne en matière de langue de l’éducation ne concerne, là encore, que les enfants. L’article 23 de la Charte canadienne adoptée en 1982 consacre le droit des parents des communautés anglophone au Québec, et francophones ailleurs au Canada, de faire instruire leurs enfants dans leur langue maternelle, au sein d'écoles primaires et secondaires financées sur les fonds publics. Cet article laisse totalement en plan l’éducation postsecondaire, et bien loin de garantir une liberté de choix au profit des mineurs, il s’en remet plutôt aux parents pour la langue d’instruction. Et c’est tout, la constitution canadienne ne dit rien d’autre en la matière, et on peut difficilement déduire des libertés fondamentales une quelconque obligation de maintenir, au Québec ou ailleurs au Canada, un système d’éducation supérieure bilinguistique et d’accès universel[8].

La seule reconnaissance législative d’un certain libre choix linguistique en éducation s’est faite en 1969, par la loi que le gouvernement unioniste de Jean-Jacques Bertrand adopta précipitamment en pensant mettre fin à la crise des écoles à Saint-Léonard, où Italo-Québécois et Franco-Québécois s’étaient dressés les uns contre les autres autour de controversées classes bilingues instaurées par leur commission scolaire, où la lingua del pane tenait le haut du pavé. Cette loi, communément appelée la loi 63, prévoyait que les cours de cycles primaire et secondaire sont donnés « en langue anglaise à chaque enfant dont les parents ou les personnes qui en tiennent lieu en font la demande lors de son inscription » ; elle reconnaissait donc, sans vraiment y fixer de limite, la liberté des parents d’inscrire leurs enfants à l’école anglaise, à charge pour celle-ci d’« assurer une connaissance d'usage de la langue française[9] » aux enfants scolarisés en anglais. Cette loi ne disait mot des études postsecondaires. Bien évidemment, cette loi n’est plus en vigueur aujourd’hui, mais il n’est pas à exclure qu’elle ait marqué les esprits et contribué à cristalliser le sentiment qu’un principe général de libre choix linguistique gouvernerait tout le système éducatif québécois, auquel la Charte de Camille Laurin aurait mis certes des tempéraments, pour le primaire et le secondaire uniquement.

Il faut dire que le législateur québécois affectionne particulièrement la notion de « choix » en matière scolaire. L’ancienne Loi sur l’enseignement primaire et secondaire public[10], en vigueur de 1984 à 1989, consacrait le droit des « parents de l’élève » ou de « l’élève majeur » « de choisir l’école qui répond le mieux à leur préférence ou dont le projet éducatif correspond le plus à leurs valeurs. » En outre, elle prévoyait une forme de libre choix en matière d’enseignement religieux. Il est instructif de lire la disposition qui régissait ce droit particulier :

6. L’élève a le droit de choisir, à chaque année, entre l’enseignement moral et religieux catholique, l’enseignement moral et religieux protestant et l’enseignement moral.

Il a aussi le droit de choisir, à chaque année, l’enseignement moral et religieux d’une confession autre que catholique ou protestante lorsqu’un tel enseignement est dispensé à l’école conformément à la présente loi.

Au primaire et aux deux premières années du secondaire, les parents exercent ce choix pour leur enfant.

On voit notamment apparaître le concept de l’« enfant majeur », qui dès 14 ans, est jugé apte à exercer un droit d’option spirituel, soit retenir pour lui-même l’enseignement religieux ou l’enseignement moral séculier. En somme, le dualisme religieux qui a longtemps structuré le système des commissions scolaires au Québec, ainsi que le dualisme entre les enseignements religieux et moral ont vraisemblablement nourri une espèce de culture du choix, reflétée dans le langage même du législateur. Ces deux dernières lois, celles de 1969 et de 1984, n’ont aujourd’hui de valeur qu’historique. Elles éclairent cependant cette notion si répandue, admise sans réflexion, du libre choix linguistique, bien qu’elle ne possède pas de fondements juridiques véritables. 

Il demeure que conformément à l’esprit britannique de l’empire, les règles les plus importantes ne sont écrites nulle part, et le principe du prétendu « libre choix » qui gouvernerait la langue de l’éducation postsecondaire au Québec fait sans doute partie de ces normes diffuses, qui informent les mentalités et les mœurs, et dont l’examen critique soulève la honte, la crainte, sinon un persistant malaise. Le peu de lois et de règlements que le Québec a adopté pour ses établissements postsecondaires ne prévoit d’aucune manière une telle liberté. Le silence du législateur sur la langue de l’éducation postsecondaire est tel qu’il n’a pas jugé bon d’accorder aux cégeps et aux universités une identité linguistique précise, sauf pour quelques exceptions choyées ; il les laisse « s’autodéfinir », en se contentant depuis 2002 d’une vision purement statistique de leur identité linguistique, selon que l’établissement enseigne à une majorité de ses élèves dans une langue ou une autre[11].

Mais si on a l’impression persistante qu’une telle liberté de choix existe vraiment, elle résulte plutôt de l’organisation même de l’offre des formations postsecondaires par l’état du Québec, qui a mis en place un marché bilinguistique aux étudiants dont les établissements se disputent les inscriptions à la sortie des écoles secondaires et à la fin des études collégiales. Ce marché bilinguistique repose sur une formule de financement qui règle les subventions versées par l’État aux établissements postsecondaires sur le nombre des étudiants inscrits et sur leur domaine de concentration. En somme, l’argent suit l’étudiant. Ce marché aux étudiants est « aveugle » à l’identité linguistique des établissements, francophones ou anglophones, et avalise donc les succès d’inscription remportés par les établissements anglophones auprès des francophones et des allophones, qui se précipitent vers les établissements anglophones depuis plusieurs années et propulsent leur expansion en effectifs, en programmes et en pavillons au détriment du réseau francophone, systématiquement sous-financé et voué désormais à l’éducation des étudiants moins performants. La « liberté de choix » recouvre pour l’essentiel le phénomène d’étudiants scolarisés en français migrant vers les établissements anglophones; la migration inverse, des établissements anglophones vers les francophones, est presque inexistante. C’est, en somme, une liberté asymétrique, sans réciprocité réelle.

Pour soutenir cette concurrence, nombre d’établissements francophones sont tentés par l’offre de programmes en anglais ou bilingues. La Charte de la langue française leur pose d’ailleurs peu d’obstacles, puisqu’elle les autorise à fournir un enseignement en anglais — ou en mandarin — à 49,9 % de leurs élèves. Donc l’impression que la langue du postsecondaire suivrait la liberté de choix intangible des étudiants finissant le secondaire s’avère le produit, par l’habitude et la rhétorique du choix personnel, d’un système qui met artificiellement deux langues d’enseignement en concurrence directe pour capter les meilleurs étudiants là même où se concentrent la population, la richesse et le pouvoir, c’est-à-dire à Montréal, à Québec et à Gatineau, fondue dans la banlieue d’Ottawa. Autrement dit, après que le marché des boissons gazeuses eut accoutumé pendant de longues années les consommateurs à l’alternative entre Coca-Cola ou Pepsi, ces derniers croient posséder le droit inaliénable de boire l’un ou l’autre. Le français serait, en quelque sorte, le Pepsi du postsecondaire québécois.

Le français, une langue de peu, qui rapporte peu

La concurrence bilinguistique entre les établissements postsecondaires est révélatrice d’un ordre sociopolitique qui, loin de contrer le rapport inégal entre les langues française et anglaise sur le continent, entérine la subordination de la première à la deuxième. Le caractère obligatoire du français n’étant attaché qu’à l’enfance, la langue française devient, pour les jeunes adultes ou « enfants majeurs » aux portes de l’éducation supérieure, un simple idiome facultatif, qu’aucun choix collectif ne soutient et dont l’usage se plie aux fluctuations des demandes d’inscriptions enregistrées sur le marché aux étudiants chorégraphié par l’Administration québécoise. Elle symbolise pour plusieurs d’entre eux l’enfermement dans une enfance scolaire malheureuse, une langue punitive que l’on boude ou que l’on quitte sitôt sorti de la « classe » où un diplômé en pédagogie socioconstructiviste s’est évertué à transmettre quelques rudiments d’une langue mal aimée, vite refoulée par les cris multilingues qui fusent dans les cours d’école. En clair, la fréquentation scolaire en français n’est qu’une mesure transitoire, sinon dilatoire, qui retarde la promotion sociale qu’un nombre grandissant de jeunes allophones et mêmes francophones recherchent dans les diplômes en anglais et qui scelle pour plusieurs d’entre eux leur intégration sociale et psychique au monde anglo-saxon.

En entrant dans des cégeps anglophones, qui pavent la voie à leur admission aux universités de langue anglaise du Québec et d’ailleurs sur le continent, ces jeunes anglotropes vont certes continuer à étudier le français, quoique ravalé au rang de langue seconde rétrogradée. Ce système de bilinguisme concurrentiel accrédite ainsi l’idée que pour participer à la vie adulte au Québec, il suffit d’avoir du français une connaissance sommaire qui ne dépasse pas le niveau d’un 5e secondaire, c’est-à-dire celle d’un ado. En somme, le français vaut un simple patois véhiculaire pour les comptoirs, les services à la clientèle, la prestation de soins, les petits boulots, qui ne nécessite pas un apprentissage soutenu tout au long de la formation intellectuelle des jeunes, notamment aux étapes ardues et déterminantes pour leur avenir de leur parcours postsecondaire. C’est une langue faite pour la vie ordinaire, la « p’tite vie », et non pour la science et la haute culture. Bref, avec en poche son petit « secondaire V » en français, on peut se débrouiller au Québec et y acquérir ensuite tous ses titres professionnels en anglais, à même les fonds publics.

Malgré un certain rattrapage salarial des francophones observé au Québec par rapport aux anglophones, le français serait encore loin d’avoir remonté la côte. Le déclassement du français sur le marché du travail au Québec se révèle aujourd’hui dans la structure de rémunération des travailleurs selon leur secteur. On pourrait s’attendre à ce que le corps d’emploi où la connaissance du français serait une compétence très prisée, comme la fonction publique québécoise, offre à ses membres des salaires attrayants. Bien au contraire, c’est au vrai le secteur où les salaires sont les plus à la traîne, comparativement à ceux qu’on touche dans les administrations municipales, la fonction publique fédérale ou le secteur privé, là où justement le français est moins systématiquement requis, et souvent ignoré ou marginalisé[12]. Langue du surplace salarial, le français a perdu le peu de notoriété et de prestige qu’il possédait naguère dans la diplomatie fédérale canadienne, au point de cesser d’exister dans la haute direction des Affaires étrangères et d’obliger son personnel francophone refoulé aux échelons inférieurs à embrasser l’anglais pour avancer dans leur carrière[13].

L’anglais, langue de référence du français

Il est du reste révélateur que les cours de philosophie ne sont obligatoires que dans les cégeps francophones, alors que dans les cégeps anglophones, des cours d’humanités tiennent lieu de philosophie, ce qui montre bien que la connaissance de Platon, de Descartes et de Rousseau ne découle pas d’une exigence universelle. Il s’agirait là au plus d’un simple atavisme culturel qu’une minorité nationale transmettrait au solde résiduel de sa jeunesse qui poursuivrait ses études supérieures dans sa langue de première instruction. D’ailleurs, la présence des cours de philosophie, faut-il le rappeler, remonte à la création même des cégeps à la fin des années 1960. Elle se voulait un substitut à la culture humaniste dispensée par les collèges classiques que la réforme de l’éducation entreprise à la suite du rapport de la commission Parent avait abolis.

Or, cette culture classique héritée de la tradition européenne que l’Église avait perpétuée dans ses collèges et séminaires reposait sur un régime des langues particulier. Les pays en Europe se sont construits en privilégiant une langue nationale unificatrice, enrichie et raffinée par une comparaison incessante et méthodique avec les langues anciennes, le grec et le latin, que les élites du pays apprenaient, bon gré mal gré. En ce sens, l’éducation des élites de la nation passait par l’étude de langues de référence, non pour la vie courante, mais pour la culture, auxquelles leur langue vernaculaire, confrontée à des modèles d’éloquence, d’expression et d’intelligence, se grandissait sans être menacée dans son existence. Plusieurs pays en Europe ont conservé l’enseignement du latin et du grec ancien dans leurs écoles nationales, même si l’anglais ou d’autres langues étrangères se sont ajoutés au cursus scolaire ; pensons à l’Italie ou même à la France qui, sous François Hollande, voua à la disparition les options de langues anciennes au secondaire, puis les rétablit sous Macron à l’instigation de son ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer[14]. Au Québec, la disparition du grec et du latin dans le cursus scolaire a finalement laissé toute la place à l’anglais pour jouer le rôle de langue de référence ; mais à la différence du grec et du latin, l’anglais est une langue bien vivante, dont les jeunes Québécois font un apprentissage intensif précoce à l’école primaire et dont ils sont imprégnés par immersion du matin jusqu’au soir par les médias de tous types sous domination américaine. Au cours de leur formation primaire et secondaire, du moins à l’école publique, ils sont rarement exposés à une troisième langue, si bien que leur apprentissage du français se déroule dans l’ombre de celui de l’anglais, sans pouvoir enrichir le premier, ni relativiser le deuxième par le détour d’une langue tierce qui musclerait leur maîtrise de la grammaire, leur donnerait du recul historique et des points de comparaison autres que l’anglais dont ils sont journellement environnés. Cessant de boire aux fontaines des langues anciennes, le français est devenu au Québec une langue allégée, nue et sèche, repliée sur ses réserves propres et sommée de se bonifier — ou de s’appauvrir — au seul contact avec l’anglais. C’est ainsi qu’insensiblement, le système d’éducation québécois a destitué la langue qu’il croyait naïvement valoriser en l’accolant dans un duel monogame à l’anglais, érigé en langue tutrice pour une autre destinée aux enfants.

Le principe impérial de l’épreuve concurrentielle

Mais d’où vient cette idée étrange que le français ne puisse prétendre à l’existence qu’au travers de sa confrontation exclusive et sans répit avec l’anglais? Nous touchons ici au cœur de l’idéologie impériale canadienne. Le fondateur du nouvel ordre constitutionnel et moral canadien institué en 1982, Pierre Elliott Trudeau, nous fournira des éléments de réponse éclairants. L’intellectuel public et professeur de droit qu’il était en 1965 réalisa pour l’institut de recherche en droit de l’université de Montréal une étude qui devait à l’origine être déposée comme mémoire au « comité de la Constitution » instauré alors par l’Assemblée législative du Québec. Intitulé « Le Québec et le problème constitutionnel », ce texte formule la position de Trudeau sur les revendications politiques, à ses yeux pour la plupart excessives et mal fondées, des nationalistes québécois, et sa condamnation sans appel de toute velléité d’indépendance[15]. Il rejette notamment l’idée que le Québec devrait jouir d’un statut constitutionnel particulier parce qu’y serait concentrée une minorité linguistique de fait. Mais ce fait n’entraîne pas un droit automatique à la préservation de la langue, et encore moins à la reconnaissance d’un État national canadien-français identifié à l’état provincial québécois. Pour Trudeau, l’État n’a pas à corriger les injustices passées infligées à une minorité linguistique ni à lui accorder de traitement de faveur. Il peut certes officialiser une langue ou plusieurs, mais seulement dans une perspective individualiste et comptable, qui l’oblige à servir les citoyens dans celles des langues dont le nombre de locuteurs est jugé assez important pour justifier l’engagement de ressources publiques. En somme, les pouvoirs publics ont vocation à relayer l’état des rapports de force entre les langues sur le territoire administré ; la vitalité de telle ou telle langue dépend de valeurs culturelles que l’État doit se garder de protéger, d’immuniser contre l’attraction ou l’hégémonie d’une autre langue. Pour Trudeau, les valeurs culturelles d’une minorité linguistique ne peuvent légitimement survivre et prospérer que si elles ont passé « l’épreuve de la concurrence. » Il écrit : « Plus encore que la technologie, une culture ne progresse que par l’échange et l’affrontement ; or, dans le fédéralisme canadien, les valeurs culturelles françaises peuvent trouver un heureux mélange de concurrence et de protection de la part d’un État assez puissant[16]. » Assujettir sa minorité principale à l’épreuve de la concurrence, c’est là la mission fondamentale et le mérite distinctif du fédéralisme canadien selon Trudeau. Il le dit en ces termes :

[…] le fédéralisme canadien est idéal. Tout en obligeant les Canadiens français, sur le plan fédéral, à soumettre leur culture politique à l’épreuve de la concurrence, le système fédératif leur permet en même temps de se donner, dans le Québec, la forme de gouvernement qui convient le mieux à leurs besoins[17].

Qu’il faille attacher le français à la discipline d’une saine concurrence revient aussi dans les discours et entretiens du premier ministre, dont le journaliste Ron Graham a extrait quelques perles, comme celle-ci :

La langue française ne pourrait véhiculer des valeurs de progrès que si ceux qui la parlent en Amérique du Nord tiennent eux-mêmes à l’avant-garde, c’est-à-dire s’ils acceptent de rivaliser d’excellence avec les Canadiens de langue anglaise dans un combat égal[18].

Or, le recours à la concurrence pour vitaliser une culture s’avère l’une des grandes idées d’un penseur britannique de la fin du XIXe siècle, Lord Acton, partisan des empires multinationaux, qui offriraient de meilleures garanties pour la liberté que la nation démocratique. Trudeau fut un lecteur avide d’Acton, souvent cité dans les écrits du futur premier ministre. Selon Acton, les menaces que la démocratie et la nation nourrissaient à ses yeux contre les libertés et l’ordre, de sources nécessairement aristocratiques, se trouvaient amenuisées dans un vaste ensemble impérial où les peuples, mis en concurrence les uns avec les autres, devaient s’améliorer. Mais selon Acton, cette concurrence est essentiellement hiérarchique et disciplinaire. Les plus faibles, les moins évolués et les moins doués pour l’autogouvernement des peuples que renferme l’empire s’amendent au contact des peuples supérieurs, qui exercent donc sur les premiers une tutelle civilisatrice. L’empire — ou la fédération — fonctionne à la manière d’une grande maison de redressement où les nations adultes, aux commandes de l’ensemble, revigorent par leur ascendant, leur vigueur et leur exemple les nations immatures, « décadentes et épuisées ». Or, pour Trudeau, il était clair que le Canada français constituait une communauté ethnique inapte au plein gouvernement d’elle-même. Encline à l’immoralisme et au despotisme, elle était trop faible, trop peu nombreuse, trop peu riche, comme selon lui les cinq millions de sikhs au Penjab en 1962, pour former une « société parfaite » capable de gouverner en vue de la guerre et de la paix[19]. Cette nation immature devait trouver sa complétude dans le patronage de la nation canadienne d’ascendance britannique, de laquelle cette nation à réformer avait reçu depuis la Conquête la démocratie parlementaire, quoique imparfaitement assimilée. 

C’est pourquoi donc il fallait à tout prix éviter selon Trudeau que le Canada français fasse du Québec son État national. Mieux valait introduire sur le territoire même du Québec un régime de rivalité linguistique qui contrecarre toute velléité de l’état fédéré d’y appliquer une politique qui généralise la langue française dans tout le système éducatif. Le stratagème préconisé par Trudeau, dont il esquisse l’idée dès son texte de 1965, a consisté à consacrer de manière symétrique dans la constitution les droits scolaires des anglophones du Québec et ceux des francophones hors Québec, du moins pour l’enseignement primaire et secondaire. Ce faisant, les restrictions d’accès que l’Assemblée nationale avait tenté de mettre à l’école publique anglaise en 1977 en adoptant la Charte de la langue française tombèrent sous les coups de boutoir de la contestation judiciaire.

En réalité, c’est toutefois dans l'ordre postsecondaire que le principe de l’épreuve concurrentielle a connu son apogée, alors que dans les cycles primaire et secondaire, la Charte de la langue française a réussi malgré tout à rendre obligatoire le français dans les « classes » pour les francophones et les enfants issus de l’immigration. Dès que s’entrouvrent les portes du cégep, se dévoile un autre monde, où l’élève habitué à une langue « normale » pour ses apprentissages découvre qu'elle n’est plus qu’optionnelle, voire suppressible, doublée par l’anglais offert par des établissements publics et privés subventionnés par l’État lui-même qui se disputent le magot étudiant. La langue obligatoire, par décision collective d’une assemblée parlementaire, devient, vers l’année critique de 16 ans, un idiome qui ne concerne soudain que l’individu adolescent hésitant sur l’orientation à donner à son existence. À la société des citoyens gardiens d’une volonté collective se substituent d’un seul coup les volontés individualisées de mineurs encore à charge de ces mêmes adultes. La collectivité s’anéantit elle-même, sans héritage, sans volonté qui la précède, et s’incline devant la somme de microchoix récoltés par un encan d’inscriptions.

Si la langue française subsiste dans les cégeps et les universités du Québec, c’est donc par suite d’un concours généralisé, d’une course aux inscriptions entre établissements qui jouent de leur réputation et de leurs atouts pour remplir leurs programmes. Une course curieuse où l’on tient pour acquis qu’à la grandeur du Québec, notamment à Montréal, le français et l’anglais s’affrontent à armes égales. Supervisant cette compétition financée de ses derniers, l’état du Québec agit à la manière d’un opérateur neutre, d’une agence de cotation, d’un commissaire-priseur, qui remet aux établissements postsecondaires leurs subventions statutaires réglées sur les enchères du marché individualiste aux diplômes.

D’une certaine manière, ce marché bilinguistique qui organise tout l’ordre postsecondaire au Québec va au-delà de l’épreuve concurrentielle espérée par Trudeau. Pour ce dernier, il incombait à l’État fédéral de plier les Québécois à la discipline formatrice de cette épreuve. Or, c’est l’état du Québec qui prend sur lui de l’imposer tout entière à l’éducation postsecondaire, comme si l’État fédéral et celui du Québec ne faisaient qu’un en ce domaine. Cependant, l’épreuve concurrentielle par laquelle Trudeau voulait réformer les Québécois francophones devait les obliger à rivaliser d’excellence avec les autres Canadiens dans les institutions fédérales plutôt qu’à se rabattre sur leur petit état provincial. Or, celui-ci fait descendre cette épreuve au cœur de chaque adolescent de 16 ou 17 ans, pour faire peser sur son « choix personnel » la transmission ou pas d’une langue et d’une culture que les Québécois adultes, s’abstenant d’en décider pour l’avenir, abandonnent à leurs fils et à leurs filles dubitatifs, déjà ensorcelés par la séduction d’une langue enveloppante.

On remarquera que l’épreuve concurrentielle ne joue que de manière asymétrique, c’est-à-dire que la médecine administrée au Canada français présumé immature n’est pas pareillement appliquée au Canada anglais, qui n’a pas à se civiliser au contact obligatoire avec une culture concurrente de langue française. Le Canada anglais incarne déjà la civilisation et c’est plutôt sa pupille encore frustre qu’il doit civiliser, en anglicisant ses ambitieux méritants. Il paraîtrait inconcevable et profondément absurde à un résident de l’Ontario, de Nouvelle-Écosse ou de Colombie-Britannique que l’accès à des études supérieures en anglais soit conditionnée à l’offre, au moins équivalente en qualité et en disponibilité, d’un réseau complet d’institutions postsecondaires francophones soutenues par l’état provincial. L’Anglosaxon étant exempté de cette épreuve qualifiante de sa propre culture, il daignera certes accorder à sa minorité en probation quelques « facilités » accommodantes, un petit collège français à Edmonton ou à Saint-Boniface, ou même des universités bilingues, comme l’université d’Ottawa déjà anglicisée à plus de 70% de ses effectifs[20], concessions largement insuffisantes pour assurer la continuité de ce qui reste de français hors du Québec.

Salomé, bien-aimée patronne du Québec?

Le passage à la vie adulte, pour les individus comme les nations, est parfois long et ardu, sinon jamais achevé. Jusqu’à l’aube des années 1960, la nation canadienne-française se reconnaissait dans la figure de Saint-Jean-Baptiste. Même l’hymne national canadien original composé par Adolphe-Basile Routhier nomme le patron biblique, « précurseur du vrai Dieu ». À l’occasion des défilés patriotiques qui parcouraient les rues de plusieurs villes du Québec et même de la Nouvelle-Angleterre paradait un enfant prépubère aux cheveux bouclés, porté glorieusement sur un char allégorique en compagnie d’un agneau. Cependant, ce symbole innocent de l’âme catholique du Canada français finit par irriter le nouveau nationalisme québécois, en quête de signes de puissance et non de soumission. Déjà, en 1962, lors du défilé à Montréal, des militants indépendantistes subtilisèrent l’agneau rituel ; pour répondre à la critique, la société Saint-Jean-Baptiste de Montréal avait mis en tête de la procession une statue adulte, en laissant un Jean-Baptiste juvénile fermer la marche. Mais, à partir de 1964, seul se dressa un Saint-Jean-Baptiste majeur, aux allures de géant, brandi comme l'annonciateur de la nation à naître, ainsi que le Jean-Baptiste biblique fut le précurseur de Jésus de Nazareth.

Toutefois, tel que le raconte la sociologue Geneviève Zubrzycki, les heures de gloire de ce Jean-Baptiste statuesque connurent une fin abrupte au cours de la Saint-Jean du 24 juin 1969 à Montréal[21]. Une masse de protestataires s’était greffée au défilé officiel, formant derrière lui une sorte de cortège parallèle où dix à quinze mille marcheurs marmonnaient, par tracs et pancartes, la révolte et l’écœurement d’un peuple prêt à briser ses chaînes. C’était une scène digne des Possédés de Dostoïevski, qui évoque la procession des ouvriers sous-payés de Chpigouline, qui se rendirent jusqu’à la résidence du gouverneur provincial pour implorer de meilleures conditions, sans savoir que des agitateurs nihilistes les avaient infiltrés. Au moment où le saint patron des Canadiens français passa devant le chic hôtel du Ritz, des marcheurs s’emparèrent de son char et le renversèrent, si bien que dans la chute Baptiste le géant perdit la tête, qui roula pour se fondre dans la foule ; et le corps décapité finit écrabouillé. Pour la sociologue, c’est la presse, aidée par la nouvelle sensibilité nationale émergeant de la Révolution tranquille, qui a érigé ce geste iconoclaste irréfléchi en meurtre symbolique assumé. Un observateur de l’époque, dégoûté par l’assaut perpétré par de jeunes énergumènes contre la figure emblématique de la nation catholique canadienne-française, y vit une double décollation de Saint-Jean-Baptiste : la première advint selon le bon plaisir d’Hérode, la deuxième, par la faute de René Lévesque et de ses acolytes[22].

Or, d’après le récit qu’en firent les évangiles de Marc (6 : 17-29) et de Mathieu (14 : 3-12), c’est une jeune fille qui obtint la tête de Jean le Baptiste. Le jour de son anniversaire, Hérode de Galilée avait donné un grand festin où la fille de son épouse Hérodias, qui avait laissé un premier mari (le frère du roi), exécuta une danse qui charma la cour. À la suggestion de sa mère hostile au prophète qu’Hérode avait fait emprisonner, la jeune fille, qui s’appelait Salomé selon Flavius Josèphe, demanda au roi que la tête du précurseur lui fût servie sur un plat. Le Nouveau Testament n’indique pas l’âge de la belle-fille d’Hérode ; seulement les nombreuses représentations artistiques de Salomé la figurent en adolescente de 15 ou 16 ans[23].

Tout compte fait, s’il est vrai que la tête de Jean-Baptiste tomba une deuxième fois au défilé avorté de juin 1969, il semble que la société québécoise a remis par la suite le sort de son Jean-Baptiste fleurdelisé dans les mains de ses adolescents au terme de leur « fréquentation scolaire » obligatoire. Après avoir exécuté pendant dix ans un petit rigaudon gaulois en classe, ceux-ci doivent, telle jadis Salomé au palais d’Hérode, trancher une grave question : dois-je faire sauter la tête de Baptiste-le-fatiguant ?

Notes

 


[1] Art. 72, Charte de la langue française, RLRQ, c. C-11.

[2] Art. 14, Loi sur l’instruction publique, RLRQ, C. I -13.3.

[3] Art. L131-1, Code de l’éducation, République française.

[4] Art. 8, Loi du 6 février 2009 relative à l’obligation scolaire, Mémorial A no 20 de 2009, Grand-Duché du Luxembourg.

[5] Art. 18,1, Loi sur l’instruction publique, déjà citée.

[6] Daphnée Dion-Viens, « Le bas âge des décrocheurs inquiète », TVA Nouvelles, 20 janvier 2020, https://www.tvanouvelles.ca/2020/01/20/le-bas-age-des-decrocheurs-inquiete-1 ,

[7] Comme le Conseil supérieur de la langue française, voir son avis La langue d’enseignement au cégep, 2011, en ligne http://www.cslf.gouv.sxqc.ca/publications/avis205/a205.pdf .

[8] Dans une étude publiée en 2015, les juristes Éric Poirier et Guillaume Rousseau concluent à l’inexistence en droit canadien d’un tel « libre choix » linguistique en matière d’éducation supérieure. Ils écrivent : « À notre avis, dans l’état actuel de la jurisprudence canadienne et québécoise, encadrer la langue d’enseignement collégial en y appliquant les dispositions de la CLF actuellement réservées aux écoles primaires et secondaires respecterait vraisemblablement les droits de la personne. La validité constitutionnelle d’une telle réforme serait sans doute confirmée au regard de l’article 23 de la Charte canadienne, du principe constitutionnel sous-jacent de la protection des droits des minorités, du droit à la liberté et du droit à l’égalité prévus dans les chartes canadienne et québécoise. » Voir Éric Poirier et Guillaume Rousseau, « L’application de la Charte de la langue française à l’enseignement collégial : étude de la validité d’une idée de réforme latente à la lumière de développements récents en droits de la personne. » Revue générale de droit, 2015, 45 (2), p.401.

[9] Art. 2, Loi pour promouvoir la langue française, L.Q., 1969, c. 9.

[10] Loi sur l’enseignement primaire et secondaire public, L.Q., 1984, c. 39.

[11] Sur cette question, voir l’étude publiée dans le site de la revue Argument, Marc Chevrier, « La langue invisible. Le confinement du français dans l’enseignement supérieur au Québec », juin 2020, en ligne : http://www.revueargument.ca/article/2020-09-09/740-la-langue-invisible-le-confinement-du-francais-dans-lenseignement-superieur-au-quebec.html .

[12] Voir cette étude de l’institut de la statistique, Rémunération des salariés – État et évolution comparés, 2020, en ligne : https://statistique.quebec.ca/fr/fichier/remuneration-des-salaries-etat-et-evolution-compares-2020-faits-saillants.pdf .

[13] Boris Proulx, « Les francophones quasiment absents des postes clés de la diplomatie canadienne », Le Devoir, 14 décembre 2020, en ligne : https://www.ledevoir.com/politique/canada/591673/langues-diplomatie-unilingue-au-sommet

[14] Violaine Morin, « Jean-Michel Blanquer relance l’enseignement du latin et du grec au collège », Le Monde, 1er février 2018, en ligne :  https://www.lemonde.fr/education/article/2018/02/01/jean-michel-blanquer-relance-l-enseignement-du-latin-et-du-grec-au-college_5250132_1473685.html .

[15] Texte reproduit dans Pierre Elliott Trudeau, Le fédéralisme et la société canadienne-française, Montréal, éditions HMH, 1967, p. 7-59.

[16] Ibid., p.40.

[17] Ibid., p. 41.

[18] Pierre Elliott Trudeau, avec la collaboration de Ron Graham, Trudeau, l’essentiel de sa pensée politique, Montréal, Le Jour, 1998, p. 147.

[19] Voir son autre essai, « La nouvelle trahison des clercs », p. 179, publié dans Le fédéralisme et la société canadienne-française, déjà cité.

[20] Sur la situation linguistique dans cette université, voir Linda Cardinal, « Une responsabilité collective. Un plan d’action pour la francophonie à l’université d’Ottawa », Université d’Ottawa, janvier 2019 :

https://www.uottawa.ca/president/sites/www.uottawa.ca.president/files/plan_daction_pour_la_francophonie_-_30_janvier_2019.pdf .

[21] Geneviève Zubrzycki, « Aesthetic revolt and the remaking of national identity

in Québec, 1960–1969 », Theory and Society, 2013, 42, p. 423–475.

[22] Ibid., p. 460.

[23] Annick Saxton et Arnold Saxton, « Présentation de Salomé », Équivalences, 1996, 26(1), p. 21-30.

État-providence

Le Léviathan sanitaire  Ajouter une vignette

Marc Chevrier
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Le Léviathan, tel s’appelle l’État conçu par Thomas Hobbes au milieu du dix-septième siècle. Pendant la pandémie, cet animal à plusieurs têtes s’est comporté selon sa première raison d’être : assurer la sécurité des citoyens, fût-ce par des méthodes draconiennes. Mais même en temps normal, cet État polycéphale continue sa politique première, fondée sur la protection assurantielle contre les risques de l’existence. Sous le protectorat social du Léviathan sanitaire, les libertés individuelles (de choix) gagnées contre la nature pour assurer le confort de l’ego prennent le pas sur l’indépendance personnelle et les solidarités premières.

On a beaucoup écrit que la pandémie de la covid-19 a jeté le monde dans une épreuve inédite ; or, par bien des aspects, les mesures d’exception que les États ont prises précipitamment pour endiguer la contagion et en mitiger les ravages auprès de leur population n’ont pas conféré aux pouvoirs publics des rôles si inhabituels. Les États accomplissent ainsi la raison d’être principale pour laquelle le pouvoir moderne a vu le jour : conserver la vie de ses ressortissants et donc adopter au besoin les dispositions draconiennes nécessaires, si attentatoires aux libertés qu’elles paraissent.

À partir de la Renaissance, les penseurs ont tenté d’établir le pouvoir sur des bases plus fermes que la grâce chrétienne ou que la subtile sagesse des Anciens, qui cherchaient à définir le meilleur régime politique, dérivé de rares et difficiles vertus humaines. Terrorisé par le désordre social où les guerres de religion avaient jeté l’Angleterre, le philosophe Thomas Hobbes imagina un savant système qui devait mettre fin à toute vaine discussion sur les fondements de l’autorité. Pour Hobbes, le pouvoir érigé en État nanti de la souveraineté reposait sur la peur de la mort et des souffrances que subiraient des individus laissés à leur liberté naturelle, fautrice de violence et de rapines[1]. Plutôt que de vivre dans cette liberté primitive qui les condamne à une existence brutale et misérable, les hommes préféreraient s’en défaire et remettre à un État omnipotent leur puissance naturelle, lequel imposerait sa loi et la paix civile indispensable à la vie de tous. 

Hobbes conçoit ainsi la création de l’État comme un renoncement et un transfert qui se justifient par « la sécurité de sa personne, de sa vie et des moyens de la préserver de telle sorte qu’elle ne lui soit pas insupportable[2]. » De même, Hobbes avait compris qu’outre la peur de la mort, l’appétit pour les plaisirs de l’existence et une vie confortable conduirait aussi les humains à l’obéissance au pouvoir, sinon à une grande docilité. Il écrit : « Le désir d’une vie facile et de la volupté sensuelle dispose les humains à obéir à une puissance commune, parce que celui qui éprouve de tels désirs renonce à la protection qu’il pouvait espérer retirer de son activité et de son travail[3]. » L’État protecteur qui garde dans sa main la vie de ses sujets s’augmente dès lors de l’abandon de leur indépendance. Il devrait prendre le nom de Léviathan, ce dragon à plusieurs têtes en forme de serpent dont il est question dans plusieurs livres de l’Ancien Testament. Allusion qui prêtait aussi à ambiguïté, puisqu’elle laissait entendre que l’État tenait de la monstruosité, de l’impiété et du mal, en vue un jour d’être terrassé par la justice divine.

Or, ce Léviathan polycéphale devait, à l’époque de Hobbes, accomplir des tâches somme toute limitées, si on les compare à celles que nous remettons d’emblée à l’État dans les sociétés développées. Sa principale fonction consistait en la police, pour garantir aux citoyens la sûreté de leurs biens et de leur personne, alors que trop pauvre en moyens pour voir à la santé et à l’éducation, il confiait ces dernières à l’Église et à la charité des notables et des seigneurs. Il eût même paru inconcevable que pour le soin des maux de l’âme et la protection contre les aléas de l’existence du berceau au tombeau, on s’en remette à quelques officines publiques. Mais les sociétés ont bien changé depuis le 17e siècle tumultueux où Hobbes voyait son Léviathan toiser la multitude humaine, tenant d’une main l’épée, et de l’autre, la crosse, symbolisant pour la première le pouvoir civil et la deuxième, le magistère religieux. Le but premier du pouvoir n’est plus le maintien de l’ordre, comme l’a remarqué Bertrand de Jouvenel dans son fameux essai publié en 1945, Du pouvoir. Pressés par leurs populations éprouvées par les guerres et par les crises économiques, les États ont fini par assumer de nouvelles responsabilités en vue de garantir un protectorat social[4], qui pourvoit à tous les besoins de l’individu que désormais la famille et l’économie privée ne peuvent plus satisfaire. L’État s’érige alors en providence de substitution, à la faveur de l’effritement des croyances religieuses et de la diffusion de l’individualisme rationaliste, qui rend concevable une action publique tentaculaire, dispensatrice de programmes et de services voués au bonheur et à l’aisance de populations instruites et conscientes de leurs droits.

L’apparition de la santé publique comme discipline et comme ambition politique des États a métamorphosé aussi bien la nature de leur intervention dans la société que la vision de la vie et de la sécurité humaines. Comme l’a noté Didier Tabuteau dans un texte publié en 2009, à partir du XVIIIe siècle la médecine est devenue une discipline qui, s’aidant de la statistique et de l’expérience clinique, cherche à normaliser toutes les dimensions de l’existence humaine[5]. L’État s’est appuyé sur elle pour réglementer le travail, le logement, l’urbanisme, l’industrie, l’alimentation, assurer la salubrité des lieux publics, veiller à la santé des populations et prévenir les risques que certains comportements feraient subir au bien-être physique et moral de l’individu. Tout à la volonté de contrôler les déterminants biologiques et sociaux de la santé, la médecine aux ordres des États n’a eu de cesse de reconnaître de nouveaux risques auxquels s’exposent les individus dans une société sous l’emprise de la technique, risques qui justifient alors d’autres remèdes ou de nouvelles prises en charge bureaucratisées aiguillant le mal-portant vers le bon service. Or, des épisodes d’épidémie, comme le SRAS en 2002 et 2003, ont poussé nombre d’États à renforcer leur législation sanitaire, leur conférant des pouvoirs d’exception — dont ils se sont d’ailleurs prévalus pour affronter la covid-19. Mais Tabuteau y décèle là une tendance inquiétante, qui favorise « l’hypertrophie du Léviathan sanitaire », qui se nourrit d’une « politique de précaution exclusivement mue par le refus du risque[6] » et d’un sentiment généralisé de peur, que la science et l’information, loin de calmer, exacerbent — tel que l’illustre aujourd’hui la couverture médiatique anxiogène de la covid-19. Du reste, la rhétorique belliqueuse que plusieurs gouvernements ont employée pour combattre la pandémie, comparant leur mission à une guerre contre un ennemi invisible, réactive l’imaginaire hobbesien du pouvoir ; comme l’a souligné la sociologue argentine Maristella Svampa, ce discours martial a plus à voir avec la peur qu’avec la solidarité entre citoyens[7].

L’essor de la santé publique n’explique pas à lui seul l’avènement du Léviathan sanitaire. Pour en comprendre la logique sous-jacente, il faut saisir son principal dispositif technique, soit l’assurance. En réalité, l’État-providence s’est construit sur l’extension du mécanisme de l’assurance à tous les aléas de l’existence, chômage, maladie, invalidité, indigence, perte d’autonomie en raison de l’âge, accidents de la route, faute civile, pour en protéger l’individu, quoi qu’il fasse de sa vie ou quoi qu’il lui arrive. Cette logique assurantielle a accompagné l’expansion des technologies en tous domaines, notamment la reproduction, si bien que l’infertilité ou l’indisponibilité d’un fournisseur de gamètes passent pour des formes d’invalidité admissibles à l’assurance maladie publique. Ainsi s’est tissé un pacte entre l’État et l’individu, si bien que le premier promet au second une gamme grandissante de libertés de choix matérialisée par les avancées de la technique, alors que le second se décharge sur le premier du soin de réparer ses erreurs, ses manquements et ses turpitudes. Cet « empire de la liberté », comme l’a nommé aux États-Unis le critique du libéralisme Patrick Deneen, a uni un État centralisé et invasif à un individu affranchi de toute limite découlant de la nature ou la société[8]. D’une certaine manière, pour produire de l’État, il faut créer de l’individu, et vice-versa. Cette union pousse l’individu à se dégager de toute obligation à l’égard de la famille dont il est issu ou qu’il a fondée, l’État assurantiel ayant à charge la responsabilité de prendre sous son aile les enfants négligés ou mal traités, les conjoints défaillants ou violents, ainsi que les vieillards abandonnés par leurs proches ou sans ressources. L’État agit dès lors in absentia parentis, remarque Deneen, plutôt que d’appuyer de manière subsidiaire les familles et les petites communautés, présumées incapables d’envelopper l’individu de leurs liens solidaires. De la sorte, le principe assurantiel va croissant : toute autre déficience avérée dans l’individu ou dans la famille suscite une nouvelle police protectrice.

Or, que l’individu se love ainsi dans les multiples mains que lui tend l’État protecteur est concevable grâce à la vision libérale de l’autonomie qui s’est diffusée largement dans les sociétés ; elle insiste plutôt sur l’interdépendance et la circulation des individus dans les systèmes sociosanitaire et économique que sur l’indépendance et la fidélité aux communautés de proximité. L’autonomie libérale se conjugue aussi avec « un refus de toute dépendance naturelle [9]», c’est-à-dire de toute subordination entre les adultes, notamment entre les sexes et entre les époux, la seule dépendance admise étant celle, transitoire, qui lie l’enfant à ses parents. Cependant, la liberté gagnée contre les obligations naturelles se paie d’une dépendance démultipliée à l’égard de l’assistanat étatique instauré justement pour favoriser la liberté d’autodétermination de l’individu, conditionnée en fait par la disponibilité de l’aide standardisée qu’il trouvera en dehors de sa famille et de son milieu immédiat. L’interdépendance libérale, qui va croissant avec la spécialisation du travail, repose donc sur une solidarité de type formelle, légale et organisationnelle dont l’État déploie la mécanique complexe par ses multiples agences et services. Dans ce vaste système intriqué souvent conçu comme un « réseau » sans véritable commandement, des professionnels, des techniciens et des prestataires de soins, chacun à son poste, répondent de la vie, de la santé, de la probité et de l’épanouissement d’individus qui ont accoutumé de tourner leurs besoins, leurs doléances et leur mal-être vers un dispensaire universel financé par le trésor public.

Au cours des dernières années, le Léviathan sanitaire a considérablement perfectionné son dispositif assurantiel. Il a étendu sa couverture à la protection contre les angoisses de l’existence, notamment en généralisant le « droit » à « l’aide médicale à mourir », ou à la « mort assistée », qui préserve l’individu inquiet de sa fin d’avoir à souffrir une longue et pénible agonie et qui flatte en lui sa volonté, jusqu’à contrôler le moment et les modalités de son trépas. Dans certains pays, par souci de mieux maîtriser un commerce illicite et les effets de la prise de stupéfiants sur la santé publique, on a légalisé la consommation de cannabis, à des « fins récréatives », comme on le répète innocemment au Québec, manière de dire que désormais l’État assumera collectivement l’accès aux « paradis artificiels », quoi qu’il en coûte aux individus qui en deviendraient dépendants. Au nom de la lutte contre les discriminations, l’État a également instauré une foule de lois et de programmes pour lutter contre les préjugés, changer les mentalités, voire contrôler les états mentaux de ses citoyens, notamment les pensées, les sentiments et les propos qui blesseraient l’estime et l’image de soi, ainsi que la dignité des groupes et des minorités historiquement désavantagés et frappés par de lourdes stigmatisations. Et voilà que les progrès de la pharmacologie nous promettent de nouveaux traitements contre les traumas émotionnels provoqués par les ruptures amoureuses. L’État sanitaire pourra donc distribuer bientôt des pilules contre le chagrin d’amour[10].

Bref, le Léviathan assurantiel vise non plus la paix de l’âme, mais le confort de l’ego, qu’il s’agisse de franchir les étapes de l’existence ou d’assumer son identité, sociale, ethnique ou sexuelle, vis-à-vis de celle des autres. D’une certaine manière, il nous protège contre l’altérité même de la vie ou d’autrui, en abaissant incessamment en l’individu le seuil de tolérance à l’imprévu, au danger, à l’infortune, à la souffrance et à l’imperfection. Si la volonté est postulée souveraine dans l’individu hyperassuré, ses ressources morales, son intériorité et sa faculté de redressement sont réputées nécessiter, pour leur part, un assistanat palliatif que prodiguent les divers thérapeutes du système sociosanitaire. En ce sens, la lutte contre la pandémie de la covid-19, loin de marquer une exception dans les tâches du Léviathan sanitaire, le reconduit dans ses fonctions de grand ordonnateur du confort égotique. Et même, elle le confirme dans son rôle essentiel, servir de solution générale à la peur de vivre. C’est d’ailleurs pourquoi l’optimisme, plutôt que l’espérance, est de rigueur dans les sociétés contemporaines. En effet, elles placent leur foi dans les succès des sciences thérapeutiques et dans l’éthique du droit individuel que réconcilie un Léviathan au visage rassurant qui susurre aux oreilles de ses ayants droit : ça va bien aller.

 

 


 

[1] Thomas Hobbes, Éléments de la loi, Paris, Allia, 2006, p. 129-131.

[2] Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Gallimard, 2000, p. 235.

[3] Ibid., p. 189.

[4] Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir, Hachette, 1972, voir le dernier chapitre « Ordre ou protectorat social ».

[5] Didier Tabuteau, « Santé et liberté », Pouvoirs, 130, 2009, p. 98.

[6] Ibid., p. 103.

[7] Maristella Svampa, « Pasajes hacia la incertidumbres (II). Reflexiones para un mundo post-coronavirus », Conversación sobre la Historia, 1er mai 2020, en ligne : https://conversacionsobrehistoria.info/tag/leviatan-sanitario/ .

[8] Patrick J. Deneen, Why Liberalism failed, Yale University Press, 2018, p. 108.

[9] Yves Charles Zarka, Figures du pouvoir, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 100.

[10] Florence Méréo, « La pilule contre le chagrin d’amour arrive bientôt en France », Le Parisien, 13 février 2019, en ligne : http://www.leparisien.fr/societe/la-pilule-contre-le-chagrin-d-amour-arrive-en-france-13-02-2019-8011425.php .

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